CAPES DES LETTRES 2025

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NB. La contribution ci-dessous est la propriété de Patrick Dandrey.

Destinée à l’usage personnel des candidats au concours de l’agrégation 2025, elle ne peut être reproduite en tout ou partie ni publiée ou diffusée hors du domaine strictement universitaire sans l’autorisation de l’auteur.

(patrick.dandrey@paris-sorbonne.fr)

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Le Vilain mire

ou comment le texte fait sens

D’un fabliau et de ses lectures

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Il y a plusieurs manières de lire un texte antérieur à 1800 : une manière immédiate, qui suppose de se l’approprier sans souci de son contexte, en s’ouvrant à toutes les suggestions qu’on en tire, qu’on y suppose ou qu’on y projette ; et deux manières médiates. L’une, médiation hétérogène, projette sur le texte une grille herméneutique intemporelle, i.e. actuelle (psychanalytique, sociologique, linguistique, philosophique, narratologique, génétique, etc.) qui le surplombe et en accouche la signification. C’est l’approche par la théorie (intemporelle) de la littérature. L’autre, médiation homogène, qui fera l’objet de ce séminaire, sollicite du texte, de son contexte, de sa poétique et plus largement des savoirs de son temps, la portée celée qu’il pouvait avoir à l’époque de son invention et de sa première lecture : la caducité de ces modèles en a souvent effacé la mémoire et l’efficacité. L’histoire littéraire telle que nous l’entendons tente de restituer ces lectures oubliées, empruntant aux savoirs ésotériques, allégoriques, symboliques, religieux, médicaux, moraux, rhétoriques (etc.) de jadis leurs outils, contemporains de l’écriture des ouvrages dont ils n’entendent pas pratiquer une extraction physique de la signification, mais la révéler chimiquement. Ce sont ces grilles « internes », ces chiffres et ces codes inhérents à la création littéraire, artistique et intellectuelle ancienne, qu’on voudrait ici faire fonctionner sur une œuvre médiévale, pour en évaluer la pertinence et la fécondité dans la révélation d’un sens ni gratuit ni ouvert ni anachronique, mais inclus dans le texte au cœur de son processus d’invention et gouvernant son régime de signification de manière non certes exclusive (les deux approches sont le plus souvent complémentaires), mais privilégiant la pertinence historique. Bref, comment lire un texte ancien à partir de la mise au jour des manières (oubliées) dont il faisait sens.

Pour traiter cet exemple, nous partirons d’un chef-d’œuvre miniature de Molière : sa petite comédie du Médecin malgré lui (1666), en trois actes et en vers, tirée, après L’Amour médecin trois ans plus tôt, de la trame farcesque et européenne du Médecin volant, qui met en scène la ruse d’une fille à marier feignant d’être malade pour être visitée par son galant ou par le valet de celui-ci déguisé(s) en médecin(s), afin de se déclarer ou de se faire enlever, voire se faire épouser sur-le-champ et sous le masque. Pour la troisième version de ce motif, après la farce de province (Le Médecin volant) et la comédie de cour donnée au Louvre (L’Amour médecin, 1665), Molière en a, selon sa coutume, fusionné la trame avec une autre, issue d’une farce perdue (Le Fagotier) qu’il donnait encore sur son théâtre jusqu’en 1664, afin d’en tirer une comédie joyeuse, gaillarde, de mœurs rurales, destinée au public parisien. On connaît bien le thème du Fagotier : c’est celui de la femme battue qui se venge de son mari, simple manant faiseur de fagots, en prétendant, auprès des envoyés de quelque potentat en quête de médecins pour soigner sa fille, que le paysan violent est en réalité un fameux médecin qui par malignité ou par toquade refuse de guérir les patients si on ne le bâtonne. Le développement de la situation, c’est que le médecin par force invente à son tour un stratagème pour feindre d’avoir guéri la malade qui au demeurant ne l’était elle-même que par feinte.

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Une tradition comique proliférante

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Le motif comique de base, en forme de retour de bâton, comme la plupart de tels motifs simples et efficaces, comiques et gaillards, est de longue tradition amplement répandue. On doit à l’érudit allemand Theodor Benfey l’identification du lien évident qui relie les multiples versions européennes du « médecin par force » au quarantième conte du recueil oriental Çukasaptati, ou les soixante-douze contes du perroquet, recueil sanskrit qu’on suppose réuni au XIe s. à partir de pièces et de thèmes peut-être plus anciens .

Madanarêkha, fille du roi Çatrumardana demeurant dans la ville de Pañcapura, avait dans la gorge un abcès que ses médecins jugeaient incurable. Le roi fait dire par la ville qu’il récompensera richement quiconque guérira la malade. La femme d’un brahmane, appâtée par le gain, déclare tout de go que son mari est un magicien capable de cet exploit. On le fait rechercher, sa femme le presse d’accepter la mission, il se demande comment y parvenir. En présence de la malade, il exécute en vain les cérémonies d’une « acarya » puis, en désespoir de cause, s’exclame : « Où trouverai-je un remède ? Je suis moi-même malade de cet échec… » Et de continuer sa plainte en un galimatias luxuriant. Cette logorrhée amuse la patiente, elle s’esclaffe, et le mouvement provoqué dans sa gorge par le rire perce l’abcès et la guérit. Le brahmane largement récompensé rentre au logis[1] .

Le rapprochement entre ce texte et la tradition occidentale où Molière allait puiser son inspiration avait été proposé incidemment par Benfey dans une étude parue en 1859, et consacrée à une traduction allemande du recueil sanskrit Pantschatantra, dont le douzième récit du cinquième livre proposait déjà au début de notre ère une variante éloignée de cette tradition. Le conte dut se trouver assez tôt complété par un épisode d’origine inconnue, mais aussi ancienne sans doute : le faux médecin, mis au défi par le roi de traiter les malades de tout le pays, y vient à bout de cette tâche herculéenne par une ruse qui les conduit tous à protester de leur parfaite santé. L’ensemble ainsi constitué dans le sous-continent indien allait migrer et prospérer dans la tradition occidentale dès le Moyen Âge avant de parvenir par un truchement inconnu jusqu’à Molière.

Ainsi en dénombre-t-on quatre versions au moins, d’inégale importance, durant le seul XIIIe siècle européen : le célèbre fabliau du Vilain Mire daté du premier tiers de ce siècle et autrement connu dans sa version Do Mire de Brai ; deux des Exempla de Jacques de Vitry, compilation de sermons en latin composée avant 1240, le deux cent trente septième et le deux cent vingt quatrième ; quelques lignes d’un autre recueil du même genre, la Compilatio singularis exemplorum, établie par un dominicain entre 1267 et 1297 ; et, pour une partie du récit ignorée ou délaissée par Molière, le conte allemand du Pfaffen Amis (Le Prêtre Amis), antérieur à 1236.

Au XIVe siècle, on retrouve la trace de cette tradition dans un des Contes moralisés écrits en Angleterre par le franciscain Nicole Bozon ; au XVe siècle, dans quelques phrases du quatrième traité de la Mensa philosophica de Théobald Anguilbert dit Scotus ; et un peu plus tard dans la 87e des Facéties du Pogge. Un siècle plus tard, l’Humanisme européen reprend le flambeau : le récit prend le tour d’une novella italienne tantôt en vers, tantôt en prose, située entre la littérature populaire et la clergie facétieuse, connue dans diverses versions, et intitulée Grillo medico. Le même conte fait la matière de diverses commedie dell’arte présentant Gillotto, Pulcinella ou Sandrino sous le masque du medico per forza. On en perçoit l’écho dans la dixième « serée » du tome II et la trentième du tome III des Serées de Guillaume Bouchet, ainsi que dans le dix-septième chapitre du conte populaire allemand Tiel Eulenspiegel. On peut y référer aussi telle allusion des Nuits de Straparole, quelques traits retrouvés dans le Belphégor de Machiavel, ailleurs une nouvelle version de la Mensa philosophica traduite outre-Manche dans le cadre des Certayne Conceyts and Jests. Presque contemporain de Molière, l’allemand Adam Olearius rapporte de son voyage en Moscovie une version indirectement puisée à la source indienne par l’intermédiaire de la tradition mongole. Enfin, une traduction française de ce récit de voyage, au milieu du XVIIe siècle, vient symboliquement boucler la boucle par un retour au plus près de la version originale du Çukasaptati, au moment où l’Illustre Théâtre joue sans doute Le Fagotier en province, avant d’offrir une scène plus glorieuse au Médecin malgré lui, version transformée et complétée de cette petite farce issue d’une lignée si prolifique.

D’autant plus prolifique qu’elle avait subi la contamination d’une autre veine narrative d’origine orientale, celle qui remonte à l’histoire du brahmane Hariçarman recueillie dans le Vetâlapantschavinçati, une compilation indienne due à Somadeva, écrivain cachemiri du XIe siècle. Le héros de ce conte, la 4e du recueil, se faisait passer pour mage, grâce à la complicité de sa femme, aux yeux d’un potentat qu’il abusait à trois reprises par des tours d’esprit ou des jeux verbaux mi-rusés, mi-fortuits. La forme est ici toute proche des données du fabliau du Vilain mire, dont la notoriété fait emblème de toute cette tradition en Occident. On en suit la trace jusqu’en Lituanie où elle reparaît sous la forme du conte « D’un manouvrier qui devint docteur » recueilli tardivement par Schleicher, mais sans aucun doute d’origine beaucoup plus ancienne : la fusion avec la trame de la fable contée par le Çukasaptati est alors achevée. Elle avait entre-temps nourri la tradition allemande du Doktor Allwissend (le Docteur omniscient), rapportée notamment par Grimm après avoir laissé aussi son empreinte dans le recueil de facéties de Bebelius et Maximilianus en 1506, dans la vingt-neuvième Novella de Morlini en 1520 et la soixante-dix-neuvième des Cent nouvelles Nouvelles.

Au fil de cette propagation, chaque époque, chaque sphère culturelle, chaque auteur apporte donc son inflexion à cette trame initiale diversement traitée, complétée ou compliquée de composants annexes. On s’arrêtera ici sur la version médiévale du texte, afin de mesurer comment l’infléchissement apporté alors à ce thème immémorial par les conteurs qui s’en emparent révèle un codage spécifique du Moyen Âge, de son imaginaire, de ses valeurs et de ses intentions historiquement datables, avant que l’âge classique ne lui donne un autre tour, par la prise toute différente que Molière notamment opérera sur lui. On s’attachera à la version médiévale la plus célèbre et achevée, celle du fabliau en vers connu sous le titre du Vilain mire, complaisamment orné de traits pittoresques qui ont chiffré sa trame d’une signification analysable à travers des modèles de pensée et d’imagination contemporains de son appropriation et de son adaptation[2].

On y lit qu’un vilain riche et avare, resté célibataire, épouse sous la pression de ses amis la fille d’un châtelain pauvre. Cette mésalliance fait deux malheureux : l’époux qui craint que gentilshommes et chapelains ne courtisent sa femme lorsqu’il va aux champs, et la malheureuse qui, humiliée de cette union, doit de surcroît subir les coups de son mari qui chaque matin la bat dans l’espoir que, tout éplorée, elle rebutera les galants — tandis que le soir il se fait pardonner en prétendant le Diable responsable de sa conduite, afin de bénéficier des plaisirs de la nuit avec son épouse.

Celle-ci, assurée que s’il avait lui-même tâté du bâton, il ne la tourmenterait plus, trouve occasion de lui en faire subir l’expérience : des messagers surviennent en quête d’un médecin capable de guérir la fille du roi qui se meurt d’une arête de poisson fichée dans sa gorge. La femme battue leur conte que son mari est un merveilleux praticien, mais si égoïste qu’on ne saurait le contraindre à exercer son art sans lui frotter les côtes. Eux aussitôt courent sus au vilain, il se récrie, on le bat, on l’emmène chez le roi sur un cheval, « la face tournée du côté de la croupe », il y est de nouveau battu pour ses réticences et doit se décider à obtempérer.

Enfermé seul avec la malade, il se met nu devant un grand feu, s’y couche et en ressort se grattant et s’étrillant si plaisamment qu’elle éclate de rire : comme il l’escomptait, l’arête se détache sous l’effet des contractions de la gorge et choit dans le brasier. Le roi tout heureux de cette cure miraculeuse force alors le vilain sous la menace de nouveaux coups à guérir plus de quatre-vingts malades du pays. Nouveau stratagème : notre homme réunit les patients devant un brasier et leur annonce qu’il va faire rôtir les plus atteints d’entre eux dont il fera avaler les cendres aux autres en guise de panacée. Sollicités l’un après l’autre de se sacrifier, tous sans exception protestent pour le coup de leur excellente santé. Le roi, émerveillé de les voir guéris en si peu de temps, libère alors le vilain qu’il couvre d’or et qui, rentré chez lui si riche, n’a plus besoin de retourner à sa charrue ni par conséquent de s’assurer la fidélité de sa femme par le bâton.

 Voilà donc trois ruses qui s’organisent comme une comédie en trois actes : un retour de bâton, une cure par le rire, une guérison par contrainte. La contrainte au demeurant est une constante de l’intrigue : tout l’art de la ruse consiste à déplacer la contrainte de personnage en personnage jusqu’à l’exclure hors de la scène. Une cascade de ruses déplaçant des contraintes, telle est la structure élémentaire sur laquelle l’auteur du fabliau s’est plu à broder un conte circonstancié, pittoresque et didactique.

Deux principes ont, semble-t-il, guidé son adaptation : celui du renversement des situations dont il accentue les effets et multiplie autant qu’il le peut les occasions ; celui de l’allusion sociale et morale qui excède visiblement le simple souci de réalisme pour organiser une véritable symbolique des rapports humains qu’il conviendra de mettre au jour. Ces deux principes, est-il besoin de le préciser, sont parfaitement articulés l’un avec l’autre. Ils relèvent l’un et l’autre, on va le voir, de grilles d’interprétation contemporaines de l’époque de récriture du texte, insérées dans l’imaginaire et la pensée du XIIIe siècle : celui du monde à l’envers et celui du modèle trifonctionnel.

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Le monde à l’envers et sa remise à l’endroit

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Le thème du monde à l’envers, avant d’être popularisé par Bakhtine et sa thèse hardie et parfois sur-interprétative à propos du carnavalesque à la Renaissance appliqué à l’œuvre de Rabelais, avait été mis au jour et étudié par les folkloristes dans la lignée de Frazer et Van Gennep. La bibliographie en est immense, embrassant les sciences humaines et les représentations esthétiques (littérature et peinture[3]). Carnaval et charivari constituent des fictions ludiques incluses dans la vie sociale sous forme de rituels fixés dans le calendrier, opérant un contrepoint profane aux fêtes religieuses, et répercutés dans la fiction narrative ou dramatique qui à la fois les reflète, en nous livrant des informations précieuses à leur sujet, et les informe, en leur suggérant un sens et des formes sans doute élargis et amplifiés par rapport à la réalité vécue. Invariant de la culture ancienne, ce thème remontant aux bacchanales et autres saturnales, mais présente des assignations historiques précises, qui codent des grilles herméneutiques propres à chaque sphère culturelle et à chaque époque historique.

Avant même que ne débute l’histoire du vilain qui va devenir mire (i.e. médecin), la version enrichie par les conteurs médiévaux prend soin de présenter un monde social et moral qui tourne à l’envers : voici un manant avare et opulent qui dévore seul ses richesses, à côté d’un chevalier sans le sou, près de mourir de faim[4], et riche seulement d’une fille à marier. Double scandale que cette double aberration logique et sociale. Pour remettre le monde à l’endroit, des amis maladroits suggèrent une mésalliance. Mais répare-t-on une inversion par une autre ? À peine marié, le vilain pressent quelle sanction menace ce ménage à l’envers, où la femme est supérieure au mari :

Avoir fille de chevalier ne convient guère à son usage. Quand il ira à la charrue, viendra rôder un damoiseau pour qui tous les jours sont fériés ; sortira-t-il de sa maison, ce sera le tour du curé, si assidu dans ses visites qu’il arrivera à ses fins. Jamais fille de chevalier n’aimera un mari vilain ; pour elle, il ne vaut pas deux miches.[5]

La nouvelle épouse, bien apprise et fort sage[6], ne mérite pourtant pas ces soupçons, non plus que les coups de bâton dont par ruse son mari l’afflige, la punissant ainsi injustement d’une faute qu’elle n’a pas commise[7] : l’injustice, forme de renversement des valeurs morales, n’apporte qu’un remède fallacieux à l’inversion sociale qu’elle prétend vainement réparer. Car le vilain court bien le risque de se voir interdire à lui-même, par ressentiment de sa jeune femme, les plaisirs qu’il redoutait de la voir prodiguer à d’autres. Pour éviter cette nouvelle aberration qui consisterait pour lui à demeurer célibataire à l’intérieur même du mariage, il a malignement prévu de réparer son injustice par un faux repentir, qui combine un blasphème à un parjure :

Quand le vilain rentre au logis avec le coucher du soleil, il se jette aux pieds de sa femme, pour Dieu lui demander pardon : « Sachez que ce fut le Malin qui me poussa à mal agir ; mais croyez-moi, je vous le jure, je ne vous battrai plus jamais ; je suis triste et plein de regrets pour vous avoir brutalisée[8]. »

Palinodie du soir bien sûr démentie le matin suivant, en dépit du Diable et du Bon Dieu convoqués hypocritement par le vilain que l’auteur pour le coup juge « punais » et « pulenz »[9]. Le Ciel même est contaminé par ce désordre qui met le monde sublunaire à l’envers. Il n’est pas possible de pousser plus haut cette escalade d’inversions qui s’empilent jusqu’à l’empyrée : de mauvaise solution en fausse réparation, notre homme a jeté cul par-dessus tête l’ordre matrimonial, social, moral et religieux.

C’est alors que feinte de femme répare faute d’homme : en faisant réflexion que l’on s’interdit d’infliger à autrui les maux seuls dont on a fait soi-même l’expérience[10], beau raisonnement par substitution reposant sur le principe d’interversion des rôles, l’épouse avisée s’arrange pour faire bâtonner son mari par plus fort qu’elle et que lui. Notre homme reçoit « honte à planté[11] », et, châtiment rituel des maris battus, il est juché sur un équidé du côté de la croupe[12] : le trait est notoirement symbolique et socialement attesté. Tandis que naguère il faisait accréditer un mensonge en alléguant le Diable, il a beau dire maintenant au nom de Dieu la vérité, il ne sera pas cru[13]. On ne manquera pas de noter que cette juste sanction des inversions de l’ordre moral, social et religieux dont il s’était rendu coupable se garde bien d’ajouter un tour supplémentaire au jeu des renversements sans fins qui conduisait le monde à sa perte. La femme ne touche pas au bâton. Elle n’invente pas même une ruse nouvelle qui additionnerait son inversion à toutes les autres : elle recourt à une feinte mimétique, calquée sur celle dont elle est victime. Ce mimétisme, déjà suggéré par son raisonnement sur l’origine de la cruauté et la manière de l’annuler, projette dès lors tout le récit dans l’ordre du pur reflet, stabilise le désordre en lui assignant pour champ désormais le domaine de la seule fiction, et par là enclenche un mouvement de réparation, une sorte d’homéopathie qui remet sur ses pieds l’édifice renversé des valeurs et des réalités. Jusqu’alors, dans le récit, les contraires s’additionnaient ; leur accumulation, de palier en palier, grimpait vers le vide — ou chutait vers le néant. Désormais, tout travaille dans le sens d’une réversibilité magique : le cycle des inversions laisse place à celui des métamorphoses, que vont figurer concrètement les cures miraculeuses. Emblème de cette réversibilité : le vilain tâchait naguère au moyen du bâton de faire pleurer sa femme ; il lui faut, devenu mire, faire au péril du bâton rire une fille.

Le voici donc, devant un brasier, qui se dénude en présence de la pucelle, se rôtit dans le feu, puis étrille vigoureusement de ses « ongles longs » son « cuir dur[14] ». Quelle signification accorder à ce rituel parodique ? Celle-ci peut-être : que notre homme pousse ici, par ces gestes symboliques et aux dépens de sa personne même, le phénomène d’inversion de la réalité jusqu’à un accomplissement absolu, avant de renaître, catéchumène touché par le feu divin ou phénix surgi de ses cendres, à une vie sociale et morale nouvelle, pacifiée, purifiée. Accomplissement absolu de l’inversion : car il craignait d’être cocu, et c’est lui qui, nu avec une vierge, lui dégage le « gavion » d’une maîtresse arête que, tout fier, il brandit aux yeux du père pour preuve que la pucelle est « guérie » — on saisit l’allusion[15]. De même, lui qui voulait faire le maître, voici qu’à force de sottises il s’est exclu de l’ordre humain et se retrouve, nu, « punais » et « pulenz » comme bête sauvage, se grattant le cuir à belles griffes et s’offrant à l’appétit retrouvé d’une fille de roi qui se mourait d’inanition[16]. Il voulait faire le gentilhomme, manger chair comme les nobles en épousant la chair de leur chair, et le voici qui se livre tout rôti à une demoiselle[17]. Le cycle indéfini des inversions malheureuses l’a privé de sa nature d’homme : instrument de la (ré)jouissance d’une pucelle qui ne lui est pas destinée, bête offerte en spectacle à une belle, viande prête à se laisser manger, il lui faut entreprendre une lente réappropriation de son essence humaine et de son être social.

Cette reconquête commence par une métamorphose : en dépit de ses prières pour retourner à son logis auprès de sa femme, auxquelles le roi a répondu par de nouveaux coups de bâton, le vilain

donc reste à la cour. On le tond, on le rase ; on lui met robe d’écarlate.[18]

Privé des attributs symboliques de son sexe, notre vilain mal marié est devenu un chaste clerc. Pour se réapproprier entièrement son statut antérieur, il lui reste en effet une étape à franchir dans le cheminement initiatique : inverser sur de nouvelles victimes l’épreuve dont il sort à peine. Comme sa femme naguère avait réussi à faire retourner sur lui le bâton dont il la frappait, à son tour il va menacer du feu auquel il vient de se roussir les malades qu’il est censé guérir : après avoir de peu échappé au brasier, il prétend à son tour faire rôtir quelqu’un. Mais pour ce faire, il lui faut brûler force bois — adieu bâton, le gourdin dont est venu tout le mal et dont il s’est depuis dessaisi lui revient en main, mais il n’a garde de le conserver :

Le vilain demande du bois ; il en a autant qu’il en veut. Dans la salle on fait un grand feu : lui-même à l’attiser s’emploie.[19]

Il le brûle, détruisant l’instrument de la contrainte et de l’inversion. Et, faux médecin, il réussit à persuader son maître qu’il ne reste plus un seul véritable malade dans le royaume : cure collective du corps social. Une série de métamorphoses vient alors conclure l’histoire par un retour à un ordre social et moral parfait : le paysan devient « ami » du prince[20], il passe pour un « maître », quoique « sans clergie[21] », le roi lui rend sa liberté, l’or qu’il en reçoit le dégage de l’obligation du travail, il chérit sa femme et ne la bat plus jamais[22] — de même qu’il n’est plus jamais battu. Pays de Cocagne, Éden retrouvé…

Résumons. Nous comptons dans le récit quatre ruses qui s’unissent deux à deux dans un rapport mimétique : la femme et le mari tour à tour victimes du bâton, le médecin et les malades tour à tour menacés du brasier, lui-même alimenté par le bois dont on fait les gourdins. Autrement dit, toute ruse constitue le reflet de la violence dont celui qui la trame s’est trouvé auparavant la victime. La fourbe est conçue comme reflet habilement capté et renvoyé sur le bourreau : pour annuler la violence, au lieu de sottement enchérir dans une accumulation indéfinie, il suffit à la femme battue de retourner le bâton sur son mari, au médecin malgré lui de contraindre les malades à la santé malgré eux. Et puisque l’instrument même du premier couple de ruses alimente le brasier qui sert au second, le double mimétisme aura finalement consumé tout le désordre du monde, toute sa violence.

Au début du récit, de fait, tout allait mal, un cycle dévorant de réparations par inversion accroissait indéfiniment le déséquilibre initial : une aberration sociale enfantait une mésalliance qui provoquait une injustice responsable d’un parjure et d’un blasphème. Alors une ruse féminine, tout en paraissant s’inclure dans cette surenchère, pratique une inversion mimétique qui renverse le mécanisme. Du cycle des réparations malheureuses elle fait passer l’économie du récit dans le jeu des métamorphoses de chaque chose en son exact contraire, en son reflet parfait : à partir du moment où le mari qui battait est à son tour battu, voici que du même coup la femme qui pleure laisse place à une fille qui rit, la souffrance à la (ré)jouissance, le mal à la santé, l’homme à la bête, le carnivore devient viande rôtie, le vilain est fait clerc, le mari eunuque, les malades se sentent soudain bien portants, et pour terminer le manant est nommé maître quoique sans clergie et homme lige de son suzerain, sans avoir pratiqué d’autre arme que le bâton des roturiers, et après en avoir tâté comme eux. Le roi lui dit :

Rentrez chez vous quand vous voudrez, et vous aurez de mes deniers, palefrois et bons destriers ; et quand je vous rappellerai, vous ferez à ma volonté. Vous serez mon ami très cher et tous les gens de ce pays, maître, vous chériront aussi. — Merci, sire, dit le vilain ; soir et matin je suis votre homme et je n’en aurai pas de regret.[23]

Peut-on imaginer plus belle formulation du contrat de vassalité ? Dès lors, le manant est bel et bien digne de la fille d’un chevalier. Et comme pour tout finir on nous apprend que les époux vécurent en bonne intelligence hors du labeur et des fureurs, on peut en déduire que toute cette histoire n’aura pas eu d’autre motif que de régler au mieux un scandale social et moral, celui d’un monde où des vilains riches mais célibataires épousent des filles de châtelains pauvres. Scandale social et moral, peut-être aussi réalité historique transposée.

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Trois fonctions et un intrus

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C’est ici qu’un autre principe d’écriture que nous avons annoncé en débutant cette analyse, le principe d’actualisation sociale d’un récit immémorial, vient compléter le principe formel de réversibilité systématique qui vient d’être dégagé. Il nous paraît en effet que l’auteur du fabliau (ou plus exactement le copiste de la version de Paris, dont nous avons suivi la leçon plus récente et plus détaillée que celle des manuscrits un peu secs de Berne et Berlin) a usé de cette structure narrative dans le cadre et au profit d’une conception cohérente, symbolique et didactique, des rapports entre les hommes et des règles précises de l’imaginaire social qui selon lui doivent les régir : l’adoubement symbolique et paradoxal du vilain marié à la fille d’un chevalier n’en est qu’un des plus éclatants effets.

La situation initiale du fabliau démarque déjà, notons-le, une réalité sociale à la fois caractéristique du XIIIe siècle et problématique pour les clercs qui l’observent, l’enregistrent et en traitent allusivement dans leurs traités : la mésalliance d’une fille de chevalier pauvre avec un paysan opulent et l’intervention du roi — plutôt que celle, plus attendue, du suzerain —, pour restaurer l’harmonie dans ce couple inégal. Sans trop forcer le trait, on peut suggérer un rapprochement entre cette trame et un phénomène historique bien connu et très sensible aux observateurs du temps : la réduction progressive du pouvoir des féodaux pris entre l’ascension de riches plébéiens urbains et ruraux, et la puissance monarchique restaurée qui s’appuie de l’or et de la marchandise de ces bourgeois de plus en plus influents pour imposer sa puissance arbitrale. On sait quel symbole l’hagiographie royale tira de l’écrasement à Bouvines des grands féodaux par un roi entouré de sa cour, modèle réduit de la nation où se côtoient dans une même sujétion les conditions et les hiérarchies[24]. Mais le fabliau n’a garde de décalquer directement cette réalité : il la perçoit et la montre à travers le filtre de l’imaginaire qui use du symbole et de l’emblème pour traduire sous un masque pittoresque, voire comique, un point de vue moral et social sur l’ordre des choses.

Caractéristique, la qualification du riche vilain qui en est le héros : avers (avare) et chiches [25]. On reconnaît ici la critique traditionnelle de la cupiditas des nouveaux riches qui bouleversent la répartition idéale des biens et des pouvoirs. Notre « koulak » ne consomme-t-il pas à lui seul les trois mets fondamentaux de la symbolique alimentaire ancienne, « chair et pain et vin »[26], privant autrui des dons que la terre ne lui prodigue qu’à condition de nourrir de chair le seigneur qui le protège et de vin le prêtre qui sacrifie pour lui ? Rien d’étonnant à ce qu’à peine marié avec la fille d’un chevalier, il craigne de se voir chiper sa femme « moult courtoise » par « li vassaus » ou « li chapelains »[27] : juste retour des choses… Ces notations alimentaires et sociales très symboliques suggèrent un axe de lecture évident. Chair, pain et vin ; chevalier, vilain et chapelain : le modèle de cette tripartition fonctionnelle est assez puissant dans l’imaginaire médiéval, à partir justement de la fin du XIIe siècle, pour qu’on le considère à bon droit comme le principe de ce petit drame social qu’il transforme en fable emblématique.

Après celui de Bakhtine, c’est celui de Georges Dumézil qui vient ici signer la référence à un imaginaire, politique et social de très large spectre mais dont les applications se spécifient dans chaque ère culturelle et historique.

Depuis 1938, les travaux menés par G. Dumézil ont amplement montré que les ancêtres des divers peuples indo-européens avaient possédé une mythologie et une conception du monde communes. J’appelle ici « conception du monde » cette habitude, attestée d’un bout à l’autre du monde indo-européen ancien, de classer les divers aspects du monde en trois domaines : ce que Dumézil nommé les « trois fonctions ». Comme on le sait, dans l’une de celles-ci, qualifiée de « première » parce qu’elle est souvent représentée par un dieu souverain, les penseurs et théologiens indo-européens ont inclu tout ce qui concerne la royauté et la religion : ainsi, dans la triade des divinités du temple suédois d’Upsal, Odhinn, Thôr, Freyr, la première fonction est représentée par Odhinn, le dieu souverain de la mythologie scandinave ; dans une autre triade, celle de la plus ancienne religion romaine, Jupiter, Mars, Quirinus, cette place est évidemment tenue par Jupiter ; dans une autre division tripartite encore, indienne celle-ci, et s’appliquant aux premières castes, les Brahmanes, les Ksatriyas et les Vaiçyas, ce sont les Brahmanes spécialistes de la religion et de la pensée qui représentent la première fonction. À l’instar, la « seconde » fonction sera figurée dans les exemples précités par Thor et Mars, dieux combattants, et par les Ksatriyas, noblesse guerrière de Inde ancienne : elle exprime donc la guerre ou plus précisément la force physique. Et la « troisième fonction » représentée par les Vaiçyas producteurs, par Quirinus, dieu agricole et de la citoyenneté romaine, par Freyr « au phallus gigantesque », exprime les notions de richesse, de nombre, de production, de fécondité.[…]

Les piliers de analyse dumézilienne ont été initialement l’Inde et Rome, auxquels sont venus très rapidement se joindre Iran et la Scandinavie Voici les quatre bases indo-européennes de la reconstruction de la religion primitive. À un moindre degré les Celtes d’Irlande complètent cette série[28].

Si la religion est le véhicule initial et majeur de cet imaginaire trifonctionnel, d’autres expressions peuvent lui être données. G. Dumézil a montré que les Romains ont projeté dans l’histoire légendaire des débuts de leur cité, dans la liste de leurs rois, dans divers personnages héroïques de ces temps immémoriaux, rapportés fidèlement par Tite-Live dans son Histoire romaine, les rôles des trois fonctions. Et le schéma français médiéval des trois ordres obéit à l’évidence à ce modèle : le clergé, la noblesse, le Tiers-état, dont Georges Duby a rétabli l’histoire mouvementée du modèle, depuis le haut Moyen Âge jusqu’à son triomphe définitif au XIIIème siècle. C’est en effet au tournant entre XIIe et XIIIe siècles qu’est réapparue en Occident ce schéma trifonctionnel hérité de l’imaginaire indo-européen. Il ressuscite sous l’impulsion des clercs de la cour royale, après avoir connu vicissitudes, concurrences et déshérences aux temps où justement la société toute pénétrée de féodalisme lui correspondait pourtant le plus exactement. À l’aube du siècle nouveau au contraire, le modèle est comme ranimé par la nostalgie des féodaux et des thuriféraires de la féodalité déclinante, qui compensent avec ce modèle imaginaire la perte du pouvoir réel qui leur échappe au profit du roi qui prétend subsumer toute la société, y-compris celle de ses pairs. Cependant que, de leur côté, les idéologues de la restauration monarchique en usent eux aussi, mais pour définir et assigner la place de chacun sous l’égide du roi supérieur à tous, dans le cadre idéalisé de cette cour royale presque imaginaire où le clerc mondain, le chevalier d’honneur et le financier frotté de belles manières figurent par leur harmonieux concert et le sens exact de leurs prérogatives l’heureuse complémentarité des fonctions sociales qui doit faire le bonheur des peuples dans l’unité de la nation[29]. Nous pensons que ce modèle constitue aussi, plus modestement, la toile de fond de notre fabliau.

Il en dessine et colore d’emblée la situation initiale, dès les vers d’introduction : situation de désordre, d’inversion des valeurs. Un riche manant, qui devrait incarner la fécondité propre à la troisième fonction, y accumule en effet à son seul usage des richesses qu’il ne partage pas, et scelle cette propension à l’avarice par un célibat qui symbolise sa scandaleuse stérilité :

Mais ses amis le blâmaient fort, et avec eux de tout le pays, de ne pas avoir pris de femme.[30]

Cultivateur stérile et avare, notre homme contrevient à la nature, à la logique, à la charité et à l’ordre social. Face à lui, voici un chevalier « vieil homme et veuf, qui avait une fille[31] » : autre scandale, le guerrier n’a plus de force, pas de filiation mâle pour compenser sa faiblesse et exiger du manant sa part du revenu de la terre, ni plus de femme pour espérer un héritier. L’idée d’un échange entre eux deux n’est donc pas sotte : le vieux soldat donne au riche paysan qui le décharge de sa fille de quoi féconder sa vie et employer ses richesses. Mais c’est au regard de leurs occupations une idée folle : le manant tout le jour sue à sa charrue ; sa « moult courtoise[32] » compagne, qu’il ne saurait emmener aux champs avec lui, demeurera oisive au logis où elle attirera ceux pour qui comme pour elle « tous les jours sont fériés »[33] : le vassaus et le chapelains.

Si elle avait encore eu sa mère, ou si moins bien « apprise » elle eût osé parler[34], elle eût mis en garde ce père et ce prétendant écervelés : mais ce n’est qu’à la cour qu’on écoute les dames. Le Traité de l’Amour d’André le Chapelain, charte de l’ordre courtois, conseille au « plébéien » de chercher « femme de son genre » : « Une distinction des ordres existe entre les hommes depuis l’origine des temps. Je ne te reproche pas, » dit-il au marchand,

de traiter « honnêtement » tes affaires, comme le veut ta condition, mais de chercher l’amour d’une femme de la noblesse, alors que tu es occupé par ton commerce.[35]

C’est exactement la leçon qui se dégage de la mésalliance de notre riche vilain. Sa situation est-elle pour autant tout à fait désespérée ? Pas vraiment. Toujours selon André,

bien que la prouesse puisse ennoblir, elle ne peut changer l’ordre, faire du plébéien un baron, ni même un vavasseur à moins qu’il ne soit fait appel à la puissance du prince qui peut conférer la noblesse à quiconque est de bonnes mœurs.[36]

Toute l’affaire est donc de mettre notre homme en situation de faire des prouesses devant un roi. On sait de quelles prouesses il va se montrer capable — et cela en dit long sur le mode d’anoblissement que privilégie le clerc qui écrit le fabliau.

Mais nous n’en sommes pas encore là. La femme pour l’instant tente de tisser son nouveau rang. Signes alimentaires toujours, elle signale sa sagesse en ne servant à son mari que des mets conformes à leur condition :

Ils n’avaient ni saumon, ni perdrix, mais pain et vin et des œufs frits et du fromage à discrétion, de la réserve du vilain.[37]

Ni gibier, mets de chasseurs, de gentilshommes ; ni poisson, mets de clerc. Lorsqu’il sera plus loin question de ramener l’appétit d’une fille de roi condamnée à jeûner comme une nonne pour avoir mangé du poisson[38], le « mire » improvisé lui offrira symboliquement sa chair rôtie et sa nudité — autre réparation imagée d’un désordre, celui de vouer à un statut clérical la progéniture d’un monarque. Pour l’instant donc, le vilain reste vilain : il trahit la parole donnée à sa femme, se laisse honteusement bâtonner par les agents du roi, qui le déclarent plein de « félonie[39] », enfourche un cheval à l’envers — piètre époux d’une fille de chevalier, figure exactement contraire à celle d’un gentilhomme.

Pour se rendre digne de son alliance, il lui faut donc engager une métamorphose qui va d’abord passer par son expulsion hors de son statut social, et donc hors du statut humain : le voici devenu bête à rôtir dans la cheminée royale, autrement dit homme sauvage ; le voici, selon ses propres termes, devenu « fol[40] » — et fol badin, puisqu’il guérit une demoiselle en la faisant rire, tel ces fous de cour aptes à mimer n’importe quelle condition et donc exclus de toutes, placés hors caste, à la façon des intouchables. Puis, pour récompense de son ingéniosité, il monte en grade, jusqu’à une position incertaine qui échappe à la juridiction de chacune des trois fonctions : tondu, rasé, vêtu d’écarlate, le fou devient « mestre et ami » du monarque, espèce de conseiller privé, à la façon de ces affranchis romains ou de ces barbiers modernes au pouvoir confidentiel et démesuré, inclassables et indispensables. Reprenons la métaphore culinaire : il n’est plus « ni chair ni poisson », plus même producteur de froment (quand il veut aller battre son blé, parce qu’« il n’y a pas de pain chez [lui] », on le retient à coups de gourdin[41]) ; mais sel de la terre et de la vie de cour, autrement dit, et dit par lui-même, épice, aromate propre à relever toute cuisine, tout aliment, qu’ils soient de clerc, de prêtre ou de manant :

J‘ai un charme qui vaut mieux que gingembre ou que citovaut.[42]

Quel est ce charme propre à tout usage ? La « voisdie », bien sûr, la ruse, qui vous tire de toute situation, vous rend capable de toute occupation, accommodé à tout ordre, capable d’être le bon épice de toute cuisine sociale. La ruse, qui, de « mire » incommode et moqué par les valets[43], vous métamorphose en « ami chier » du roi, et en « biaus mestre » d’une science qui se moque de la science[44], qui vous fait recevoir « et palefroiz et bons destriers » sur lesquels il n’est plus question de chevaucher à l’envers[45], qui vous fait embrasser la vie noble, entouré de la considération que l’on doit à un gentilhomme :

« Vous serez mon ami très cher et tous les gens de ce pays, maître, vous chériront aussi. Ne jouez plus la comédie ; ne vous faites plus maltraiter, car c’est honte de vous frapper. — Merci, sire, dit le vilain ; soir et matin je suis votre homme et je n’en aurai pas regret. » Il prend alors congé du roi, regagne joyeux sa maison. Jamais manant ne fut manant plus riche ; il n’alla plus à la charrue, plus jamais ne battit sa femme, mais il l’aima et la chérit.[46]

Voilà notre homme anobli, chargé d’une sorte d’office royal : « Quand je vous rappellerai », lui dit le roi, « vous ferez à ma volonté[47] » — vilain mais sans charrue, vassal mais sans épée, enfin « bon mestre, mais sans clergie[48] ». Et comment, tout cela ? « Par sa femme, et par sa voisdie[49] » — bref, par l’effet de deux ruses, celle de son épouse et la sienne propre.

Car la ruse est toute-puissante : miroir exact et trompeur, elle peut tout mimer et tout inverser. Nouvel anneau de Gigès, elle insinue notre héros, qu’il soit victime ou « mestre » de la voisdie, à tous les rangs du corps social, l’assimile dans chacune des trois fonctions sans l’assigner à aucune, le fait participer des trois ordres culinaires dont il relève sans distinction la saveur par le charme aromatisé de ses tours. À la fois homme et femme (tondu et rasé), battant et battu, vilain, vassaus et clerc, il évoque à travers les déformations propres à la fiction, certes, mais d’une manière qui ne nous en paraît pas moins transparente, cet état incertain et nouveau des serviteurs du prince pourvoyant aux menus plaisirs de sa vie, officiers de sa cour originaires indifféremment de l’un des trois ordres, clercs en rupture d’école et de chapelle, chevaliers lettrés ou marchands adonnés au seul commerce des Muses, poètes à temps perdu, et bien capables de versifier un fabliau ou d’inciter par leur seul exemple quelque escholier à le faire, qui s’enrôle à leur suite dans la carrière du badinage savant et raffiné.

Car elle ne manque pas de raffinement intellectuel, cette version d’un conte fruste et passablement incohérent, que l’auteur anonyme s’est employé à transformer en un miroir de sa condition idéalisée, et peut-être aussi de son art même, dont l’effet semble figuré de manière spéculaire par le rôle dévolu à la ruse dans l’intrigue du fabliau. Quel est en effet ce « charme » qui a permis au vilain et à sa femme de se tirer d’un mauvais pas, d’abuser un monarque et ses agents, de pacifier enfin leur union perturbée et perturbatrice en se plaçant au-dessus du cadastre impératif de l’imaginaire trifonctionnel ? À l’évidence, le charme de l’image, de la parole et du jeu, du bel art de mimer, de conter et d’en conter à tout un chacun, l’art de donner à croire, à craindre et à rire : puissance du conte, pouvoir des fables. Le discret plaidoyer pour le statut atypique du conteur, s’il constitue bien la morale implicite du fabliau, passe en tout cas explicitement par un éloge de l’imagination affabulatrice, maîtresse des apparences, principe agissant de la ruse qui abuse et amuse, qui fait voir et fait rire. Mire et manant à la fois, bouffon du roi et à ce titre reflet du monarque en même temps que son « ami », le conteur produit par un charme l’image qui redouble la réalité, guérit de tous les maux, libère les gosiers les plus serrés, les plus douloureux, redresse la taille des bossus et décongestionne les enflés[50].

De manière emblématique, l’effet de la ruse est désigné par une figure d’oxymore au titre du fabliau (« vilain mire »), et par une autre au dénouement (« mestre sans clergie »), toutes deux qualifiant le héros qui, par la voisdie de sa femme, a dédoublé sa personnalité, et, par sa propre industrie, parvient à réunifier en un statut socialement reconnu cette hybridité assumée : du titre au mot de la fin, c’est le pouvoir paradoxal de la ruse qui caractérise le conte et en résume le système dramatique, fondé sur un double renversement de situation, celle du mari par sa femme et celle des malades par le faux mire, entre une mésalliance que la pression sociale impose aux héros, tout en les punissant de l’avoir commise, et une harmonie retrouvée grâce à trois expédients qui abusent l’esprit public en la personne du souverain et le forcent à composer avec les exigences de ce couple hétérogène. L’auteur du fabliau est parvenu à innocenter en quelque sorte ses personnages de leur infraction et à déplacer la question de l’enjeu (l’existence d’un couple hétérogène) sur celle des relations entre l’individu et la société qui régit implacablement et contradictoirement son destin. C’est séparément et tour à tour que la femme puis le mari trouvent, par la pratique habile d’une parole trompeuse, d’un discours de fiction, le moyen de se faire reconnaître et accepter par le corps social. Nous ne serions pas surpris que le conteur de notre fabliau eût été un homme de rupture…

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Nous conclurons donc l’analyse en dégageant les trois axes de lecture qu’autorise la version circonstanciée du vieux conte sanskrit proposée par cet auteur inconnu de notre Moyen Âge : à suivre, d’abord, les leçons d’une anthropologie qui ne connaît que la très longue durée, le récit paraît organisé comme un rite propitiatoire destiné à restaurer l’harmonie perturbée du groupe et de l’individu. Rossé et métamorphosé en homme sauvage, voire en proie consentante d’un cannibalisme discrètement évoqué, le héros fautif et fauteur de trouble se rachète et reçoit solennellement le pouvoir sacerdotal de sacrifier à son tour quelque bouc émissaire pour guérir de ses plaies le groupe social « malade », avant de retrouver le droit de vivre avec sa femme — de la féconder. Cette initiation croise un autre rituel ancestral et universel : celui de la conquête des filles et de leur fécondation par l’homme, image incarnée ici par le personnage de la mal mariée et par celui de la vierge malade de son pucelage, occasion d’une interrogation traditionnelle sur la nécessité et pourtant le péril de l’exogamie et de la défloration. Le récit articule ainsi deux rituels de passage du célibat à l’union conjugale, l’un masculin et l’autre féminin, où le rôle du corps, essentiel en l’occurrence, est exprimé à travers la métaphore de la maladie ou de son contraire, la médecine.

Cette dimension anthropologique  du fabliau dessine un autre axe de lecture, le second des trois annoncés, lequel nous oriente du côté de l’imaginaire trifonctionnel : dans cette optique, il semble que l’un des enjeux du conte fut d’offrir un peu de jeu à cette tripartition rigide, en octroyant à un homme du troisième état certains des attributs des deux autres, la clergie et l’adoubement — mais une clergie sans lettres et un adoubement sans armes, pour un vilain sans charrue. On peut comprendre cet enjeu comme une image de la porosité souhaitée entre les fonctions, permettant au manant qui a montré sa capacité et son intelligence d’épouser la fille d’un châtelain sans commettre une mésalliance, pourvu qu’il adopte le mode de vie noble exigé par la « courtoisie  » de sa femme ; mais aussi, et de façon plus profonde, comme une représentation symbolique de l’incertitude inhérente au schéma trifonctionnel, exactement à la troisième de ses fonctions, catégorie informe, pléthorique et artificielle, formée de tout ce qui n’entre pas dans les deux autres, et dans laquelle les roturiers opulents, les familiers du prince ou les lettrés laïques ont peine à se reconnaître.

Et puisqu’on peut sans trop de risque supposer le fabliau écrit par un de ces lettrés laïques ou par quelque clerc retiré dans une « chapelle » de courtoisie, un troisième axe de lecture consiste à lire ce conte comme une projection, volontaire ou non, du statut incertain de son auteur dans l’anecdote qu’il étoffe et agrémente pour lui conférer cette signification : ainsi insiste-t-il sur le pouvoir que l’image, la parole et le geste habilement maîtrisés sont capables d’exercer sur tout le monde et en particulier sur les grands. Et par là, ce n’est pas seulement son propre statut dans la société que dessine l’écrivain à travers son héros emporté hors de toute solidarité sociale et morale, masqué par force, rusé par nécessité et bouffon par habileté, fol badin bâtissant sur des simulacres une vie de bonheur et d’oisiveté, aimé de son prince, de sa femme et de tous les gens du pays. C’est aussi, à travers cet éloge de la ruse qui peut tout, le pouvoir même du conte plaisant qui est ici loué : inclassable parmi les grands genres, mimétique et moqueur, paré des oripeaux du vrai mais dans le fond tout fictif, un peu « manant » peut-être dans son idiome vulgaire, mais aussi tout à tous, propos pour rire et faire rire, apte à guérir de toute peine par le rire, lequel apparaît bien comme le médecin universel…


[1] « Die Çukasaptati (textus simplicior) hgs von R. Schmidt », [in] Abhandlung für die Kunde des Morgenlands, hgs von Windisch, t. X, n° 1, Leipzig, 1893 (rééd. Kiel, 1894). Voir August Kugel,, « Untersuchungen zur Molière’s Médecin malgré lui », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, XX (1898)., p. 35-36. D’après la traduction de R. Schmidt (1893).

[2] Ms B.N. f. fr. n° 837, f° 139 r°-140 v° (1er tiers du XIIIe siècle selon toute vraisemblance). Autres versions : Berne, Bürgerbibliothek, 354, f° 49 v°-52 v° (intitulée Do Mire de Brai. Copie à la BNF, coll. Moreau, n° 1720, fabliau 18 ). Et Berlin, Hamilton 257, f° 11 v°-13 v°. Ces deux manuscrits sont assez proches. La version conservée à Paris est plus amplement détaillée et ornée de détails surajoutés. Nous suivons le texte du manuscrit 837 de la BNF (Du Vilain Mire) d’après A. de Montaiglon et G. Raynaud, Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, Paris, 6 vol. (1872-1890), t. III, texte 74. Et nous comparons au manuscrit de Berne d’après Philippe Ménard, Do Mire de Brai [in] Fabliaux français du Moyen Âge, Genève, Droz, « TLF », t. I, 1979, p. 83-94. Nous citons la traduction de Gilbert Rouger, Paris, Gallimard, « Folio », 1978, p. 40-46 (manuscrit de Paris). Autres éditions du texte dans W. Noomen et N. J. van den Boogard, [in] Nouveau recueil complet des fabliaux, Assen, t. II, 1984 et Jean Rychner, Contribution à l’étude des Fabliaux, t. II, Textes, Neuchâtel-Genève, 1960. Voir Philippe Ménard, Les Fabliaux, contes à rire du Moyen Âge, Paris, PUF, « Littératures modernes », 1983.

[3] FRAZER, James George, Le Rameau d’or, trad. de l’anglais par N. Belmont et M. Izard, Paris, R. Laffond, « Bouquins », 1981, 4 vol. (Éd. originale : The Golden Bough, Londres, 1916, 12 vol.). VAN GENNEP, Arnold, Manuel de folklore français contemporain, t. I, iii, « Cérémonies périodiques, cycliques et saisonnières », 1.« Carnaval — Carême — Pâques », Paris, Picard, 1947 (rééd. Paris, Laffont, « Bouquins », 1999). BAKHTINE Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, 1965. Trad. du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, rééd. Collection Tel, 1982. BAROJA, Julio Carlo, Le Carnaval, trad. de l’espagnol par Sylvie Sesé-Léger, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1979 (Éd. originale : El Carnaval. Analisis historico-cultural, Madrid, Taurus Ediciones, 1965). GAIGNEBET, Claude, Le Carnaval. Essais de mythologie populaire, Paris, Payot, « Le Regard de l’Histoire », 1974. ZEMON DAVIS, Natalie, Les Cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au XVIème siècle, trad. de l’anglais par Marie-Noëlle Bourguet, Paris, Aubier-Montaigne, « Collection Historique », 1980 (Éd. originale : Society and Culture in early modern France : eight essays, Stanford UP, 1975). LE ROY LADURIE, Emmanuel, Le Carnaval de Romans. De la Chandeleur au mercredi des Cendres 1579-1580, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1979. [LAFOND, Jean et REDONDO, Augustin, dir.] L’Image du monde renversé et ses représentations littéraires et para-littéraires de la fin du XVIème siècle au milieu du XVIIème. Paris, J. Vrin, « De Pétrarque à Descartes », 1980. [DESJARDINS, Lucie, dir.] Les figures du monde renversé de la Renaissance aux Lumières. Hommage à Louis Van Delft, Collections de la République des Lettres, «Symposiums», Paris, Hermann, 2013.

[4] Du Vilain mire, v. 92. Do Mire de Brai, v. 90.

[5] Trad. Rouger, p. 40-41. Du Vilain mire, v. 43-47. Do Mire de Brai, v. 39-49.

[6] Id.,v. 30 (Do Mire de Brai, v. 26).

[7] « Aurait-elle démérité que le brutal, en vérité, ne l’aurait pas mieux battue. » p. 41. Du Vilain mire, v. 82-84. Do Mire de Brai, v. 79-80.

[8] Id., p. 41. Du Vilain mire, v. 102-109. Do Mire de Brai, v. 96-103. Et plus haut, quand il trame son plan : « Le soir venu, à mon retour, je lui demanderais pardon. Je la rendrais le soir heureuse, mais malheureuse le matin. », p. 41 (Du Vilain mire, v. 65-68 et Do Mire de Brai, v. 65-68).

[9] C’est-à-dire « puant » et « abject » (v. 110 et 116 du ms français).

[10] « Frappa-t-on jamais mon mari ? Ce que sont les coups, il l’ignore ; s’il le savait, pour rien au monde il n’oserait me maltraiter. »Le Vialon mire, p. 42. Du Vilain mire, v. 124-127. Do Mire de Brai, v. 118-121

[11] «…honte tant et plus. » v. 193.

[12] « Après l’avoir bien malmené, ils le conduisent chez le roi, l’ayant monté à reculons, la tête en place des talons. », p. 43. Du Vilain mire, v. 193-196. Do Mire de Brai ne signale pas cette particularité.

[13] « Croyez-moi, sire, en vérité, pour Dieu qui jamais ne mentit, j’ignore tout de la physique. », p. 43. Du Vilain mire, v. 218-221. Do Mire de Brai, v. 213-215.

[14] Id., v. 255.

[15] Id., v. 268-269.

[16] « Il y a huit jours entiers qu’elle ne peut manger ni boire, car une arête de poisson reste plantée en son gavion [son gosier]. », p. 42. Du Vilain mire, v. 145-148.Do Mire de Brai, v. 136-140.

[17] Sur la métaphore topique de la dévoration des sujets par le prince et plus largement sur le réseau des images empruntées au registre nutritionnel pour définir les relations sociales dans le discours des clercs, et notamment dans la glose de l’Écriture, aux XIIème et XIIIème siècles, voir les très nombreux exemples relevés par Philippe Buc dans son ouvrage : Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, Beauchêne, 1994.

[18] Le Vilain mire, p. 44. Du Vilain mire et Do Mire de Brai, v. 291-293.

[19] Id, p. 45. Du Vilain mire, v. 315-318. Do Mire de Brai, v. 315-316.

[20] « Vous serez mon ami très cher. », p. 46. Du Vilain mire, v. 373. Absent du Mire de Brai.

[21] Du Vilain mire, v. 392. Do Mire de Brai, v. 378.

[22] Du Vilain mire, v. 386-389. Do Mire de Brai, v. 374-375.

[23] Le Vilain mire, p. 45-46. Du Vilain mire, v. 367-375 et 379-382. Do Mire de Brai, v. 361-364 et 367-369.

[24] Est-il nécessaire, tant la référence est évidente, de rappeler les analyses de Georges Duby sur le « Dimanche de Bouvines » (Gallimard, « Trente journées qui ont fait la France », 1973 et « Folio-Histoire », 1985) ?

[25] Le Vilain mire, v. 2.

[26] « Assez ot char et blez et vins », v. 6.

[27] Id., v. 16, v. 46 et v. 49.

[28] Sergent Bernard. « Les trois fonctions des Indo-Européens dans la Grèce ancienne : bilan critique ». In: Annales. Economies, Sociétés, Civilisations. 34e année, n° 6, 1979, pp. 1155-1186

[29] Georges Duby, Les Trois ordres ou l’Imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1978. On sait que le schéma était réapparu en Occident au XIème siècle, dans les œuvres de deux évêques, Gérard de Cambrai et Adalbéron de Laon, écrites à peu près à la même époque (1024 et 1031) pour soutenir leur attachement au pouvoir souverain du roi et leur parti pris anti-monachique, en réaction à la confiscation du pouvoir politique par les féodaux et du pouvoir spirituel par les congrégations. Ces deux évêques recomposent le système trifonctionnel à partir de l’opposition gélasienne entre dominants et dominés, qu’ils articulent avec la distinction, parmi les premiers, entre bellatores et orantes, entre princes et évêques, seigneurs de l’ici-bas et de l’au-delà : cette double distinction permet d’articuler le modèle selon une nouvelle triangulation. Et puis, quand monachisme et féodalité commencent à perdre du terrain face à l’ascension de la bourgeoisie et à la renaissance concomitante de l’État autour du roi, ce sont les clercs au service de l’ordre ancien qui reprennent à leur compte le modèle : c’est à la cour d’un grand féodal, autour d’Henri Plantagenêt, que l’on va retrouver le système tripartite, résurgence nostalgique qui prend la forme d’une revendication de la chevalerie et des grands suzerains unifiés en un seul ordre militaire, contre l’autonomie de la fonction royale prétendant à un pouvoir hors caste et contre l’arrogance des marchands des villes, plus riches et puissants que la plupart des seigneurs repliés sur leurs terres émiettées. Une bipartition de fait, entre riches et pauvres, est ainsi niée par le modèle idéal. Lequel est adopté également par les thuriféraires de la restauration du pouvoir royal, regroupés dans l’École et la Cour. L’École, qui enregistre ainsi le renouveau de la puissance ecclésiastique, longtemps réduite par la prépondérance de la chevalerie ; la Cour, qui fait la théorie de l’harmonie des services réciproquement exigés de chaque fonction sous l’arbitrage du souverain, et qui en offre une image idéalisée autour de lui. André le Chapelain à l’extrême fin du XIIème siècle en diffuse le modèle idéal, que les chantres de Bouvines imposent comme une réalité historique propagée avec l’appui emblématique d’un fait d’armes devenu un symbole. Nostalgiques de la féodalité et zélateurs du monde nouveau se rencontrent sur une nouvelle définition de l’accès au second ordre, désormais fondé sur la naissance bien plus que sur la prouesse. Avec son tiers état pléthorique et mêlé, son second ordre tournant à l’esprit de caste, et cette première fonction où se côtoient des évêques souverains et de simples clercs miséreux, le schéma présente paradoxalement une résistance et une élasticité suffisantes pour rester valide jusqu’à la Révolution française. Bref, le De Amore d’André le Chapelain (1190) ayant ouvert la voie, voici que, selon Georges Duby, « le thème des trois ordres envahit aussitôt après lui tout ce qui s’écrit dans la France du Nord en langue vulgaire » (op. cit., p. 412). L’analyse du Vilain Mire nous paraît le confirmer.

[30] Le Vilain mire, v. 8-10. On doit ici noter l’allusion aux « gens du pays », qui reparaîtra dans les derniers vers du fabliau : façon de souligner que l’enjeu de l’intrigue réside dans l’insertion au sein de la communauté et de la solidarité sociales que le vilain réalise après une véritable initiation.

[31] Id., v. 14-15.

[32] Id., v. 16.

[33] Id., v. 47.

[34] Id., v. 30-32 et 95.

[35] Traité de l’Amour courtois. Introduction et traduction par Claude Buridant, Paris, Klincksieck, 1974. Cité par Georges Duby, op. cit., p. 410.

[36] Cité ibid., p. 411. La précision contenue dans la fin de la phrase (nous soulignons) tempère un peu la rigueur des suivantes : « L’homme ne change pas de rang, quel que soit celui de son épouse. En se mariant, un homme ne peut jamais changer de titre », que G. Duby commente ainsi : « La pratique matrimoniale risquerait en effet de briser l’ordre, puisque le plus souvent à cette époque le noble épousait une femme de meilleure condition que la sienne, puisque surtout, depuis quelque temps, il arrivait à des chevaliers dans la gêne d’accorder une de leurs filles sans dot à des “ plébéiens ” : le grand danger n’était-il pas de voir ces George Dandin s’ennoblir ? » (p. 408).

[37] Le Vilain mire, p. 41. Du Vilain mire, v. 73-76. Do Mire de Brai, v. 69-73.

[38] « Il y a huit jours entiers qu’elle ne peut manger ni boire, car une arête de poisson reste plantée en son gavion [son gosier]. » p. 42 (déjà cité ci-dessus).

[39] Id., p. 43. Du Vilain mire, v. 203. Version différente dans Do Mire de Brai, v. 202 : « de quel folie il estoit plain ». Ici encore, l’optique du manuscrit français, s’il ne s’agit pas d’une erreur du copiste, apparaît plus orientée du côté de l’imaginaire social que la version resserrée de l’original.

[40] Le mot se rencontre dans Du Vilain mire, v. 226 — selon une autre acception, il est vrai : « Dès que le vilain sent les coups [de bâton], il croit que c’est pure folie. » p. 43 (ou « il s’est tenu pour fol » selon une autre traduction rapportée par Louis Moland, Œuvres complètes de Molière, Paris, Garnier, 1863, t. IV, p. 158-166.) Do Mire de Brai ne présente pas ce trait.

[41] Id., p. 44. Du Vilain mire, v. 279-284. Do Mire de Brai, v. 281-284.

[42] Id., p. 45. Du Vilain mire, v. 365-366. Do Mire de Brai, v. 359-360. Le citovaut est une plante aromatique d’Asie du Sud utilisée comme une épice.

[43] Un serviteur, prêt à bâtonner le vilain qui se récrie sur les fonctions qu’on prétend lui assigner, use déjà de ce quolibet qu’on retrouve chez Molière : « On n’a qu’à me donner des ordres : je lui paierai ce qu’on lui doit. » p. 43. Du Vilain mire, v. 211-212. Do Mire de Brai, v. 207-208 : « l’en li paiera ses droiz ! ».

[44] Du Vilain mire, v. 373 et 361. Do Mire de Brai, v.357 pour la seconde expression (la première y est absente).

[45]  Du Vilain mire, v. 370. Do Mire de Brai, v. 364.

[46]  Le Vilain mire, p. 46. Du Vilain mire, v 373-389. Do Mire de Brai, v. 363-375.

[47]  Ibid. Et Du Vilain mire, v 371-372.

[48]  Id., v. 392. Do Mire de Brai : « bons mire sanz clergie».

[49] « Grâce à sa femme et à sa ruse. » v. 391. Do Mire de Brai, v. 375.

[50] « Il n’est bossu ni enflé qui se croie le plus mal en point, lui donnât-on la Normandie », p. 45. Du Vilain mire, v. 336-338. Do Mire de Brai, 334-336.

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