AGREGATIONS DES LETTRES 2025
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NB. La contribution ci-dessous est la propriété de Patrick Dandrey.
Destinée à l’usage personnel des candidats au concours de l’agrégation 2025, elle ne peut être reproduite en tout ou partie ni publiée ou diffusée hors du domaine strictement universitaire sans l’autorisation de l’auteur.
(patrick.dandrey@paris-sorbonne.fr)
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Une comédie « extravagante »
À propos de La Place royale
de Pierre Corneille
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Composée par Corneille pour concurrencer une pièce de même intitulé (aujourd’hui perdue) qu’annonçait Claveret à l’Hôtel de Bourgogne, La Place Royale ou l’Amoureux extravagant, comédie en cinq actes, fut créée avec un vif succès au théâtre du Marais, sans doute durant la saison 1633-1634[1]. Corneille y traitait de l’amour et de la liberté à travers la rupture par étapes de l’engagement d’Alidor envers Angélique, sa bien-aimée — en l’occurrence fort mal aimée. Cette pièce aura constitué, à sa manière douce-amère, une sorte de laboratoire expérimental pour la tragédie, genre dans lequel le poète devait faire ses premières armes la saison suivante avec Médée.
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Un mot sur l’intrigue, fortement intriquée : elle commence par les doléances de Doraste qui aime Angélique, laquelle aime Alidor, amoureux extravagant, que son désir de liberté conduit, en dépit de ses sentiments pour elle, à souhaiter l’accorder à son ami Cléandre lui aussi épris de la jeune fille. Alidor par une fausse lettre parvient à se faire détester d’Angélique : première étape de son plan. Mais pendant que Phylis, sœur de Doraste et frivole laudatrice de l’inconstance, retient Cléandre, c’est Doraste qui, contre toute attente, obtient la parole d’Angélique dépitée. Cela ne fait pas les affaires d’Alidor. Il feint donc de revenir à Angélique ; et contre une promesse de mariage signée en réalité de Cléandre, la décide à se laisser enlever : Cléandre jouera le rôle du ravisseur sous le masque d’Alidor. Mais Phylis, veillant aux intérêts de son frère, se substitue à Angélique au moment du rapt : c’est donc Phylis que, sans le savoir, le faux Alidor emmène avec lui. Angélique, frustrée dans son attente vaine de son ravisseur, accuse alors Alidor de lâcheté ; et lorsque Doraste lui révèle la substitution de signature au bas de la promesse de mariage, elle décide de tenir sa parole et de l’épouser ; mais lui, outré d’avoir été trahi par elle, la refuse. Pendant ce temps, Cléandre ravisseur de Phylis s’éprend d’elle et obtient son assentiment désinvolte. Quand de son côté Alidor se sent enfin prêt à épouser Angélique, celle-ci préfère finalement un couvent à cet amoureux extravagant. Lequel clôt la comédie en vantant le bonheur doux-amer de sa liberté retrouvée et de ses illusions perdues sur l’amour.
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Tâchons d’aller vers cette intrigue extravagante avec des idées simples. Celle par exemple que nous offre son titre, puisque, somme toute, c’est par là que tout commence. La place Royale, qu’est-ce donc ? D’abord, un lieu de rencontre, le tout nouveau forum que vient alors de s’offrir Paris à l’Est du Marais (l’actuelle place des Vosges) et, à travers cette dénomination précise, une manière de désigner le carrefour comique : le croisement entre la vraisemblance d’une action située en un lieu identifié et la structure formelle d’une intrigue faite de rencontres concertées ou fortuites, d’alliances, de coïncidences, de quiproquos. Ensuite, il s’agit d’un cadre de vie mondaine : le Marais où vivent et se croisent les élégants, incarnation de l’éthique moderne d’une société galante mais tout autant ardente, vouée aux normes de la belle conversation mais aussi aux extravagances de l’amour, régie par une esthétique de l’élégance qui invite au plaisir partagé, mais tout autant par une morale individualiste, celle d’une jeunesse en quête de sa satisfaction éphémère, inconstante sinon inconsistante, sans trop de scrupules ni beaucoup de réserves. Enfin, comme cadre de ces jeux, la place Royale est aussi un théâtre de marionnettes inconstantes jusqu’à l’inconsistance, aux conduites et aux désirs dispersés, décousus, exagérés, comme si ces personnages donnaient dans la fantaisie et l’incongruité pour tromper la monotonie de la vie entre soi et en vase clos — comme si, dans un contexte où la norme et la mode imposent pour unique distraction à l’oisiveté normée les petits événements du cœur, les petites entorses aux conduites réglées et aux routines prévisibles, la peur du conformisme et le conformisme même de cette peur appelaient des jaillissements de bizarrerie et d’originalité convenues. Ce seront un jour, sur la scène mondaine du salon de Célimène, l’effet « petit marquis » incarné par Acaste et Clitandre, tout autant qu’à sa manière inverse l’effet « misanthrope » figuré par Alceste. Trente ans avant le chef-d’œuvre de Molière, Alidor esquisse cette fusion entre l’exception héroïque et la bizarrerie ridicule qui seront aussi un jour les deux couleurs complémentaires et contrastées du blason d’Alceste[2]. Pour l’extravagant selon Corneille, cette façon d’être se traduit à la fois et contradictoirement par un héroïsme de la liberté à tout prix et par l’incongruité d’une excentricité poussée jusqu’à l’aberration de conduite : chaque spectateur choisira entre les deux appréciations, positive ou négative, selon son humeur et son penchant.
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Et c’est ainsi que l’intitulé fécond de cette comédie ouvre trois possibilités d’interprétation de celle-ci, propose trois voies d’entrée dans son propos.
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D’abord, il est possible d’y appliquer une analyse formelle de la topique du carrefour où se nouent les réseaux d’intérêts et de liens, de rencontres, d’enlèvements, de quiproquos, de substitutions, toutes figures de croisement et de confusion dominées par l’ingénierie dramaturgique : elles définissent la comédie comme une espace « trivial » au sens étymologique du qualificatif, un carrefour des apparences, des intérêts et des sentiments[3]. Le génie de celle-ci réside alors dans son titre : si la comédie est un forum, une place publique, lui offrir pour cadre la plus belle de Paris, la reine des places de la ville capitale d’un royaume qui se veut la nation souveraine de l’Europe et donc du monde, c’est, au terme de cette charade, offrir symboliquement au genre la place d’honneur dans la nouvelle hiérarchie littéraire.
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Ensuite, on peut aborder l’œuvre comme une mise au jour de la nature du lien social qui se noue dans cette société, comme une spectrographie de cette éthique mondaine faite de secrets, de renversements d’alliances, de rebattement des cartes, de contrats aussitôt trahis à peine sont-ils signés : un tissage d’informations celées ou ébruitées, d’espionnage et de révélation, de réputations fausses ou feintes, de grandes et de petites intrigues nouées par une jeunesse oisive, en passage heurté entre l’enfance et le mariage à travers le seuil trouble d’une adolescence qui, à cette époque, reste un âge de la vie mal identifié, mal apprécié, mal vécu, où la revendication individuelle et l’exigence sociale se croisent, se contredisent, s’annulent. En témoigne la contrainte des dénouements arrangés pour terminer des intrigues enchaînant des relations non réciproques, sur le mode pastoral et romanesque, dans le cadre d’une dramaturgie favorisant les louvoiements de l’intrigue par rapport à la logique des caractères prêtés à des personnages dont la plasticité révèle l’inanité de la personnalité, comme si l’âge adolescent était voué à l’inconstance par son inconsistance[4].
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Enfin, tout à l’inverse de cet effet de vacuité des âmes et de vanité des désirs, on peut bien considérer que cette ramification de l’intrigue et cette inconstance des sentiments expriment au contraire la complexité des caractères à travers celle des revirements et des contradictions du désir imposées par la trame dramatique ; considérer que la comédie offre un aperçu furtif sur le réseau labyrinthique et contradictoire des sentiments, sur la revendication, à travers l’extravagance apparente des esprits et des cœurs, d’une singularité faite et tirée de l’écheveau de toutes les influences subies, de toutes les contraintes et de toutes les normes du groupe qui ligotent et bouleversent la vie des individus ; bref, qu’est ainsi jeté un jour, un jour nouveau, sur le conflit ancien entre l’exigence individuelle naissante et la loi lignagère, celle des parents, combinée à la norme générationnelle, celle des pairs et égaux, aussi impératives l’une que l’autre pour faire société. C’est d’ailleurs toute la dramaturgie tragique et comique de Corneille qui peut être perçue à travers cette grille, la comédie retournant en parodie piquante les sublimités tragiques — à moins qu’au contraire on ne lise la tragédie comme une exacerbation en fureur et en démence aberrantes de la mesure lucide à laquelle se tient la comédie, d’autant plus lucide qu’elle offre une image dérisoire et loufoque de la condition humaine anticipant le pessimisme désillusionné du théâtre de l’absurde. Ces deux lectures se rencontrent d’ailleurs dans l’ambivalence du personnage d’Alidor : extravagant dérisoire ou cynique désillusionné.
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Une comédie de carrefour ou le génie du lieu
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Quand Corneille avait donné, un an plus tôt (?), La Galerie du Palais, on s’était gaussé du titre, « qui nous faisait espérer que Mondory annoncerait bientôt le cimetière Saint-Jean, la Samaritaine ou la place aux Veaux » (Lettre à *** sous le nom d’Ariste). Sans le vouloir, les rieurs mettaient ainsi en évidence la portée de ce baptême d’un lieu fictif par le nom d’un lieu social bien identifié : n’était-ce pas en effet, pour l’auteur, une manière symbolique de mettre en évidence la fonction décisive attribuée à l’espace comique dans l’économie fictionnelle de la comédie ? Comme si cette identification précise du lieu, se substituant à la mention allusive « la scène est à Paris » ou « la scène est une place de ville », avait pour effet, sinon pour fonction, de souligner de manière éclatante le rôle de modalisateur que revêt dans la fiction dramatique l’espace vraisemblable de son déroulement — un rôle de double modalisateur : de l’action comique d’abord, du personnage comique ensuite.
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Modalisateur de l’action comique, l’espace de la représentation auquel se superpose l’espace vraisemblable de la place Royale constitue l’aire de convergence indispensable des tracés, des paroles, des projets : un carrefour propice à accueillir les propos des personnages en y situant locuteurs et auditeurs avec vraisemblance, durée et efficacité —le cadre permanent et efficace de l’intrigue. Par ce statut de lieu fixe et vacant, elle pourrait sembler vouée à une fixité impavide. Mais le génie du lieu comique, c’est sa capacité paradoxale à insuffler de la métamorphose et du sortilège dans l’inertie du cadre. C’est ainsi qu’au troisième acte de la pièce, la délimitation de la place Royale par les maisons supposées la borner permet de découper l’espace d’un « cabinet » sur une partie du plateau, espace intérieur de la maison d’Angélique où celle-ci se retire pour méditer et soliloquer. À l’acte suivant, c’est dans sa « chambre » qu’Angélique court porter la promesse de mariage qu’Alidor lui remet sans qu’elle en regarde la signature, qui est celle de Cléandre. Cet espace ne semble pas être celui du cabinet de la scène précédente ; en tout cas, il n’a d’autre fonction que de faire sortir Angélique pendant que, devant chez elle, Cléandre se substitue à Alidor dans le rôle du ravisseur :
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Alidor paraît avec Cléandre accompagné d’une troupe, et après lui voir montré Phylis, qu’il croit être Angélique, il se retire en un coin du théâtre, et Cléandre enlève Phylis, et lui met d’abord la main sur la bouche[5].
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Rebond de mystification, c’est en effet Phylis qui vient alors se faire ravir à la place d’Angélique. Quel prétexte crédible à cette nouvelle substitution qui vient redoubler la première (le remplacement concerté d’Alidor par Cléandre) ? Ce prétexte, c’est la nuit, qui enveloppe de sa caution la double substitution de Célandre à Alidor et de Phylis à Angélique. La nuit tombée sur l’action au début de l’acte IV (« L’Acte est dans la nuit [6] ») métamorphose l’évidence du lieu ouvert, offert à la publicité des regards, en cadre sombre propice aux confusions et aux cachettes, comme le recoin où va se confiner Alidor pour laisser le champ libre à Cléandre, tandis que de son coin à elle, Phylis a sauté dans ses bras ou à son cou pour se faire enlever à la place d’Angélique.
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Voilà donc divers éléments fictionnels tout à fait vraisemblables qui sont en mesure de conférer une complexité et une malléabilité insoupçonnées au cadre apparemment figé dans lequel se déroule la comédie. D’abord, la délimitation de la place par les maisons supposées la borner permet de découper dans la coulisse un espace intérieur figuré, le « cabinet » d’Angélique, redoublé à l’acte suivant par un espace intérieur imaginé, sa « chambre ». De même, dans le cadre indivis désigné par le titre comme une totalité unifiée (la place Royale), se découpent des zones secondaires, des zones d’ombre, des « recoins » propices à observer sans se faire voir (Phylis) ou à s’y cacher (Alidor). Ces modulations permettent de circonscrire dans le cadre large et ouvert de la place publique des zones privées, des espaces d’intimité figurés (le cabinet), supposés (la chambre) ou éphémères (les recoins). Enfin, coins et recoins ne seraient pas des cachettes efficaces, n’était l’effet de la course du temps sur les lieux de l’action, n’était l’arrivée de la nuit à laquelle n’échappe aucune parcelle de la scène : l’ombre qu’elle y ménage métamorphose le lieu scénique en espace d’ambiguïté. Parcellisé et enténébré, l’espace comique peut devenir le complice du secret, voire l’opérateur aveugle des secrets qui font bifurquer l’action : le secret ambigu du masque, le secret trompeur du rapt, le secret fallacieux de la lettre d’engagement. L’espace ne se contente pas de contenir l’action : il la porte, il la trame, il la propulse hors de la maîtrise de ceux qui la trament et la propulsent. La place Royale devient le tapis d’une partie de cartes où chacun joue en supputant la main des autres, mais sans pouvoir la connaître. Cette place n’est plus que faussement placide.
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Espace (public) d’ambiguïté, espace (privé) d’intimité, le découpage de la scène en zones visibles, invisibles ou inégalement visibles (perceptibles par le spectateur, mais celées aux personnages) détermine une scission du public et du privé que formalisent le cabinet, la chambre et le recoin, incrustés dans l’espace scénique de la place Royale. Unis en tant qu’agents de la mystification et de la confusion, ces espaces mineurs se distinguent en tant qu’ils sont afférents, les uns, coins et recoins de la place publique, à une réalité sociale et publique, les autres, chambre et cabinet d’un logis, à une vérité intime et privée. Le recoin et le pas de la porte favorisent le rapt et la (double) substitution du ravisseur et de sa proie : cela relève de la loi et de l’effraction, de la réputation et du scandale, qui regardent la chose publique. Le cabinet et la chambre, accessibles par la porte de la maison, servent à méditer sur la perfidie du bien-aimé, à l’y recevoir ou à y déposer sa prétendue lettre d’engagement dont la falsification révélée précipitera le dénouement, c’est-à-dire le double renoncement, celui d’Angélique par lassitude et dégoût, celui d’Alidor par force et finalement par acquiescement à son irrépressible désir de liberté : cela regarde en premier lieu l’intimité des cœurs, domaine de la sphère privée. L’espace distribue ainsi les enjeux dramatiques, les matérialise et contribue à les conduire à leur issue. Dans une certaine mesure, l’espace révèle les lignes fortes de l’intrigue – si même il ne la guide.
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En révélant et même en arbitrant cette polarité publique et privée sous-jacente aux enjeux et à l’issue de l’action comique, la distribution de l’espace participe aussi à l’arbitrage original qu’opère cette comédie entre la logique de l’intrigue (la fable) et celle des caractères (les èthoï) dont la concurrence est inhérente depuis Aristote à la poétique du genre dramatique. Il se trouve en effet que, pourtant issus du même plan tramé par Alidor, le subterfuge du rapt parvient à marier Cléandre et Phylis, tandis que le subterfuge de la promesse de mariage va définitivement séparer Alidor et Angélique. Le mariage des premiers, issu d’un acte théoriquement fauteur d’un scandale public et justiciable de la loi, constitue un coup de force imposé à leurs caractères par la logique de l’intrigue : Cléandre amoureux jusqu’alors d’Angélique s’embrase un peu trop vite pour Phylis ; Phylis, zélatrice de l’inconstance, fait dans le mariage une fin toute contraire à la donne de son caractère. Et peu importe : pour eux deux, bénéficiaires du rapt malgré eux, la logique de l’intrigue prime celle des caractères, et tant pis pour la vraisemblance psychologique. Le célibat d’Alidor et d’Angélique, à l’issue de l’action, constitue en revanche une exception à la loi comique du mariage final entre les protagonistes. Mais il correspond à la logique de leur caractère : lui trop peu sensible à l’amour pour y sacrifier sa liberté, elle trop sensible à l’amour pour accepter la main d’un incons[is]tant. Pour eux deux, la lettre qui devait les garantir devant la loi, lui, du crime de rapt, elle, de la faute de s’être dévoyée, intériorise ses effets en une fatalité intime : fatalité du mal-aimant qui restera seul dans son (re)coin, fatalité de la mal-aimée qui s’enferme seule dans sa chambre annonciatrice du cloître où elle ira enfermer ses jours. Le monologue douloureux dans lequel, à la fin de l’acte IV, Angélique tire la conclusion morale et psychologique de la trahison d’Alidor, se clôt dans l’édition originale par cette injonction qu’elle se fait à elle-même : « Va cacher dans ta chambre et tes pleurs et ta honte » (v. 1264). Ce vers devient dans la réédition de 1663 : « Va cacher dans un Cloître et tes pleurs et ta honte ». L’espace de la chambre, renforcé par l’image du cloître (anticipée ou pas de l’acte V), se trouve ainsi désigner symboliquement la mutation que connaît l’espace intérieur du personnage, celui d’une clôture aux illusions de l’amour, de la jeunesse, de la vie.
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C’est ainsi que l’espace se fait modalisateur symbolique de l’intimité intellectuelle et affective des personnages, de leurs dilemmes et de leurs décisions : pour Angélique, bien sûr ; mais plus particulièrement encore pour Alidor. La métaphore, alors courante, du cerveau ou du cœur comme citadelle divine ou royale, imprenable (ou éventuellement démantelée), invite à déchiffrer la vie intérieure du héros, l’intimité de son désir, à travers la grille métaphorique qu’en offre ce lieu public qu’est la place Royale : comme si celle-ci incarnait en quelque sorte le carrefour d’un destin oscillant entre la détermination définitive d’une place assignée, d’un avenir figé par le dénouement matrimonial qui devrait clore naturellement l’action comique, et la mobilité d’un forum où l’on demeure ouvert à la rencontre, à l’événement, aux possibles de la jeunesse incarnée par le célibat. L’inconstance que revendique Phylis (v. 47-86) et qu’Alidor tient pour loi de l’âme humaine (v. 234-242) trouve sa projection et les conditions de sa réalisation au carrefour de la place publique formant cadre scénique, lieu urbain et image du cerveau et du cœur traversés d’intentions contradictoires et fortuites. Et puis, expérience faite de ses déboires avec Angélique, la cristallisation progressive des défenses d’Alidor contre le mariage, contre l’engagement, contre la fidélité, transforme subrepticement, au fil de l’action, l’image de son cœur ouvert comme une place publique en celle d’une place-forte d’où, s’exclame-t-il dans un langage guerrier,
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Je brave, vain amour, ton débile pouvoir,
Ta force ne venait que de mon espérance,
Et c’est ce qu’aujourd’hui m’ôte son désespoir.
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Et quelques doux assauts qu’un autre objet me livre,
C’est de moi seulement que je prendrai la loi.
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Cependant Angélique enfermant dans un cloître
Ses yeux dont nous craignions la fatale clarté,
Les murs qui garderont ces tyrans de paraître
Serviront de remparts à notre liberté.
Je suis hors de péril qu’après son mariage
Le bonheur d’un jaloux augmente mon ennui[7].
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C’est ainsi qu’au dénouement de la comédie se révèle une substitution de ses enjeux qui bouleverse une des lois du genre : on attendait un mariage assorti, on finit sur un soliloque de rupture. On croyait que l’enjeu de la comédie serait l’union d’Angélique et d’Alidor ; il s’agissait en fait de confirmer Alidor dans l’extravagance de son désir de rester libre en ne se mariant pas ; il s’agissait de conduire le personnage depuis la vacuité de son désir, ouvert à l’incertitude des rencontres sur le forum de la vie, jusqu’à la certitude de sa vacuité, protégée et enserrée dans la citadelle de sa liberté.
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Une action ambiguë ou le génie de l’intrigue
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Pourtant, Corneille n’est pas tendre dans son Examen de la pièce en 1660 avec l’intrigue et les caractères de cette œuvre de jeunesse, singulièrement avec son personnage éponyme :
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Alidor, dont l’esprit extravagant se trouve incommodé d’un amour qui l’attache trop, veut faire en sorte qu’Angélique sa maîtresse se donne à son ami Cléandre ; et c’est pour cela qu’il lui fait rendre une fausse lettre qui le convainc de légèreté, et qu’il joint à cette supposition des mépris assez piquants pour l’obliger dans sa colère à accepter les affections d’un autre. Ce dessein avorte, et la donne à Doraste contre son intention ; et cela l’oblige à en faire un nouveau pour la porter à un enlèvement. Ces deux desseins, formés ainsi l’un après l’autre, font deux actions, et donnent deux âmes au Poème, qui d’ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes Épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la Pièce. Les premiers Acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième Acte, où ils ne paraissent plus, à le bien prendre, que comme seconds Acteurs[8]. […]
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À cette critique sur l’action fait suite une critique sur le caractère des personnages :
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Alidor est sans doute trop bon ami pour être si mauvais Amant. Puisque sa passion l’importune tellement qu’il veut bien outrager sa Maîtresse pour s’en défaire, il devrait se contenter de ce premier effort, qui la fait obtenir à Doraste, sans s’embarrasser de nouveau pour l’intérêt d’un ami, et hasarder en sa considération un repos qui lui est si précieux. Cet amour de son repos n’empêche point qu’au cinquième Acte il ne se montre encore passionné pour cette Maîtresse, malgré la résolution qu’il avait prise de s’en défaire, et les trahisons qu’il lui a faites : de sorte qu’il semble ne commencer à l’aimer véritablement que quand il lui a donné sujet de le haïr. Cela fait une inégalité de mœurs qui est vicieuse[9].
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Tout est dit : les deux coups de pouce du hasard (Doraste substitué à Cléandre, puis Phylis à Angélique) constituent deux pôles de l’action et divisent la pièce en deux intrigues dramatiques partiellement superposées, comme tuilées. Ce tuilage a pour justification la dualité du caractère d’Alidor, fort peu amant mais très bon ami, qui combine à son désir de se libérer d’Angélique celui de l’attribuer à son ami Cléandre exclusivement.
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La dualité de l’amitié et de l’amour, thème galant et pastoral, est mise ici à profit dramaturgique pour en tirer deux dilemmes, deux situations de désir contradictoires : d’abord, quitter qui l’on aime / aimer qui l’on quitte, projection d’une situation tragique dans un caprice comique ; ensuite, jeter Angélique dans les bras de Cléandre / la reprendre si elle tombe dans ceux d’un autre, modulation retorse de la morale du « chien du jardinier[10] ». Ces deux embarras, enfin, cristallisent sous la forme d’un troisième, en filigrane de ceux-ci : c’est le risque qu’Alidor reprenne feu pour Angélique en feignant de la récupérer pour le compte de Cléandre – ce qui surviendra au dernier acte. Ces trois systèmes sont machinés par trois ressorts : une fausse lettre d’amour, un rapt mystificateur et une promesse de mariage avouant après-coup la mystification. Le premier ressort est utilisé pour précipiter Angélique loin d’Alidor vers Cléandre, mais l’obstacle intrus de Doraste oblige à faire jouer à l’envers le ressort en prétendant qu’il s’agissait d’une épreuve. Machination annulée. Le second ressort joue contre le dessein d’Alidor mais en faveur de celui de Corneille : Phylis remplace Angélique, si bien que le rapt mystificateur redouble sa mystification contre l’intention de son instigateur. Phylis venue opportunément là pour veiller aux intérêts de son frère Doraste trouvera à y faire une fin, et la pièce (partiellement) aussi. Le troisième ressort joue au moment où Angélique, déçue par Alidor qui ne l’a pas enlevée et convaincue par Doraste que la promesse de mariage était une supercherie, veut le reprendre pour se venger de son mystificateur volage.
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Ici parvenue, l’intrigue pouvait continuer et s’achever sur cette lancée : deux mariages se profilaient à l’horizon de l’action, et diverses permutations entre les amants étaient même possibles. On pouvait unir Cléandre à Phylis, comme ce sera le cas, et Doraste et Angélique : Alidor ne réussissait que la moitié de son projet, il était débarrassé d’Angélique même si ce n’était pas au profit de Cléandre, tant pis, mais il avait regagné sa liberté. On pouvait aussi bien unir Cléandre à Angélique, ce qui le satisfaisait lui et, quant à elle, ne la désespérait pas davantage que de choisir Doraste, l’objet dont elle se sert pour sa vengeance étant interchangeable. Phylis et Doraste fussent restés célibataires, mais c’était pour elle conforme à son caractère, et pour lui conforme au destin qui demeure le sien une fois l’action terminée comme elle l’est effectivement. Dans ce cas, une solution piquante pouvait être celle de l’union (à caractère esthétique satisfaisant) des deux inconstants qui n’ont jamais manifesté de penchant l’un pour l’autre : Phylis et Alidor s’unissant pour une union de convention qui leur ouvrait un avenir de liberté réciproque, solution de type esthétique et plaisamment immoral. Certes la logique affective y eût été bafouée, mais le principe de la liberté dans le mariage tout à fait respecté. Au lieu de quoi, Alidor est relancé vers Angélique à la faveur de son dilemme, et c’est elle qui, au dernier acte, se refuse à lui. On conçoit sans peine la raison de cette solution bancale : c’est que dans toutes ces combinaisons, le cinquième acte demeurait vide et vain. Corneille avait usé toutes ses cartouches. Il aura donc tenté en désespoir de cause un retour de flamme d’Alidor pour Angélique, de façon à opérer un rebondissement et à esquisser une péripétie, pour obtenir un dénouement dans les formes, fondé sur le retournement que constitue l’esseulement d’Angélique, qui refuse Alidor par mépris après avoir été refusée pour la même raison par Doraste. « Un Cloître désormais bornera [s]es desseins » (v. 1524) : la place Royale se vide, la porte d’un couvent s’ouvre. Plaudite. Non, reste encore à Alidor de venir chanter ses « Stances en forme d’épilogue ». Et, pour de bon cette fois, rideau.
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Pourquoi ce choix ? Le souci de remplir le cinquième acte suffit-il à l’expliquer ? Sans doute pas. Faut-il estimer que le caractère « extravagant » d’Alidor justifie cette fin en débandade ? Ce serait inverser la priorité que Corneille a toujours affirmée : celle de l’intrigue sur le caractère, y compris dans la comédie[11]. L’enjeu normal d’une intrigue de comédie, c’est la désunion de deux amants par un obstacle d’autorité ou de hasard, (interdit parental, fourbe d’un rival ou quiproquo malheureux), et leur mariage après dissipation de la machination ou du malentendu : bref, le renversement ou le franchissement de l’obstacle. En quoi La Place Royale fait-elle exception à cette règle ? C’est qu’ici, l’obstacle à l’union des amants est intégré au caractère du personnage principal, qui joue contre lui-même jusqu’à obtenir au dénouement une désunion matrimoniale en dépit de l’amour que se portent les protagonistes et que nul ne les empêcherait de sceller par leur union. En somme, le conflit dont procède l’action a émigré dans le caractère d’Alidor en qui se joue, en abyme, l’intrigue comique tout entière. Dans cette pièce, le rival est l’amant : l’obstacle, c’est lui. La pièce prélude au Meurtre de Roger Ackroyd avec trois siècles d’avance. Pire, cette ambivalence de désir et de répulsion qui habite en Alidor est elle-même double : elle procède non seulement de sa double postulation entre liberté et amour, mais encore de son balancement entre amour et amitié, à égalité de plateaux. C’est ce lien qui permet de passer d’une fourbe à l’autre, d’un nœud à l’autre au sein de la pièce.
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Cette dualité est incarnée par les deux personnages qui font lien entre les deux actions ou entre les deux pans de l’action dédoublée : Doraste, utile à l’échec de la première mystification, puisqu’il y fait figure de rival pour Cléandre ; et sa sœur Phylis, utile à l’échec de la seconde ruse, puisqu’elle se fait enlever à la faveur d’un quiproquo. Ces deux personnages sont-ils employés à greffer un épisode sur l’action principale, comme le suggère Marc Escola[12], dans la mesure où ils viennent perturber l’enjeu de l’union chaotique d’Alidor et Angélique en lui substituant l’union escomptée de Doraste avec celle-ci ? Peut-être, mais pas de manière régulière non plus, car leur lien fraternel et leur fonction très dissemblable dans l’économie comique les distribue plutôt dans le rôle d’obstacles extérieurs au vrai problème posé par la distribution des rôles dans le trio fondamental, celui de l’amant (Alidor), de l’amante (Angélique) et du rival (Cléandre), triangulation complètement faussée par l’intégration de la rivalité au cœur même du personnage d’Alidor, qui la déroute en amitié généreuse et intéressée : pour lui, l’action comique, c’est Angélique ou comment s’en débarrasser. À condition expresse que ce débarras profite exclusivement à Cléandre. L’on en revient donc toujours à cette « extravagance » d’Alidor, qui constitue la clef d’ogive de la voûte comique.
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L’amant extravagant ou le génie perturbateur d’Alidor
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On partira de l’hypothèse formelle, celle d’une origine structurelle et même générique/génétique de cette extravagance : le désordre que suscite la lubie d’Alidor procède d’une donne conventionnelle, un ressort de pastorale, une pastorale urbanisée et teintée de romanesque. Donne apparente : Alidor est aimé d’Angélique, Angélique est aimée de Doraste, frère de Phylis, Phylis est aimée de Cléandre, mais elle aime tout le monde. Et puis, sous cette chaîne apparemment limpide dans sa distribution structurelle, et pour en faire une source de crise amoureuse, Cléandre aime en réalité Angélique mais sait qu’elle lui préfère Alidor dont il est l’ami, il feint donc son amour pour Phylis. Le principe de la crise, ce devrait être le conflit éthique de l’amitié et de l’amour dans le cœur de Cléandre, la rivalité l’obligeant à trahir l’amitié au nom de l’amour, avec pour épice la seconde rivalité, celle avec Doraste, secondaire. Mais survient la perturbation induite par Alidor et ses atermoiements : Alidor, normalement berger majeur, se mue en inconstant, à l’instar de Phylis, comme un Hylas tenant la place de Céladon. L’amitié joue donc à l’envers, il veut donner sa belle à Cléandre qui ne demande pas mieux. Dès lors, l’intrigue va procéder de deux péripéties elles aussi typées et connues :
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— Angélique précipitant par effet d’un caprice de cœur et d’une logique d’intrigue son dépit dans les bras de Doraste qui est son amoureux déclaré (au contraire de Cléandre), Alidor la reconquiert pour ne l’attribuer qu’à celui qu’il a décidé de choisir pour être son remplaçant. C’est une situation caractéristique des complications galantes de la comédie espagnole, héritage de la pastorale : on a déjà cité plus haut Le Chien du Jardinier (1618), comedia dans laquelle une fille noble amoureuse de son secrétaire s’interdit de le lui avouer pour ne pas déchoir, mais s’oppose à ce qu’il en épouse une autre. Ce motif est ici combiné à la thématique héroïque du compagnon d’armes, de l’amitié supérieure à l’amour, incarné depuis l’Iliade par le triangle épique d’Achille, Patrocle et Briséis.
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— Seconde péripétie, l’enlèvement de Phylis prise pour Angélique par Cléandre masqué en Alidor. Ce jeu de bonneteau réalise une double interversion des filles et des garçons, reprenant les quiproquos de l’identité caractéristiques du roman grec et de la pastorale. Ce chassé-croisé propulse la pièce vers le mariage de Cléandre et Phylis, pourtant contraire au caractère de celle-ci et au penchant de celui-là, et aussi à leur statut de personnages secondaires naturellement voués au rôle de rivaux, Cléandre par structure et Phylis par accident. Leur union laisse au finale le statut de Doraste suspendu, tout en enfermant Angélique et Alidor dans une solitude contradictoire : le dilemme d’Alidor, avec son retour de flamme, n’est pas résolu et le destin d’Angélique est brisé. La pièce se clôt sur trois fins suspensives, chacune à sa façon, provoquant chez le spectateur un curieux sentiment d’inachèvement.
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Quel gain Corneille trouva-t-il donc à ces bizarreries qui auraient pu être aisément évitées ? Peut-être ceci : distribuer Alidor, de manière « expérimentale », en parasite de la structure pastorale pour la mettre à l’épreuve, à la question, en la prenant à revers de son génie. Disjonctif, alternatif, voué aux atermoiements, diviseur et marieur selon les besoins, extravagant par nécessité de trame, le personnage tel que l’a mis en scène et en action son créateur fait de La Place Royale une déconstruction expérimentale du modèle pastoral : le héros y travaille à sa désunion avec celle qu’il aime trop et qu’il craint de trop aimer, dans le cadre d’une esthétique du paradoxe, d’une éthique de la liberté dans la solitude et d’une défiance envers la fidélité amoureuse. La personnalité et le caractère d’Alidor, procédant du rôle imposé à lui par la donne de l’intrigue, permettent de faire jouer les ressorts de la pastorale, de la comédie et du roman contre leur tradition esthétique la plus évidente : ainsi naît dans le paradoxe et la contradiction un personnage qui constitue à la fois le prototype et la parodie anticipée du héros tragique cornélien dont le bonheur sera traversé par l’exigence de caste — un avatar de cette éthique de l’extraordinaire et de cette dramaturgie de l’exception qui, de Médée à Polyeucte, caractérise la première carrière tragique de Corneille[13]. Ceci explique l’oscillation et même l’incertitude entre d’un côté la valeur positive d’un héroïsme de la liberté et de l’autre les profondeurs ténébreuses d’une fureur extravagante de solitude qui caractérisent Alidor et le situent à mi-chemin entre Hylas, le chantre de l’inconstance pastorale dans L’Astrée, et Dom Juan, laudateur paradoxal de l’inconstance dans la comédie de Molière qui, elle aussi, met à l’épreuve expérimentale le genre comique, comme La Place Royale de Corneille[14]. Jean-Claude Brunon parle à propos d’Alidor d’une « inconstance réfléchie et presque tragique, fondée sur le devoir de liberté[15] ». Peut-être. Mais il faut aussi faire la part de l’humour du poète dans les atermoiements de son personnage, la part de sa distance amusée vis-à-vis de ce héros capricieux, changeant et inconséquent.
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Au demeurant, ces atermoiements, on pourrait les prêter au poète lui-même qui semble hésiter, devant l’objet étrange sorti de son imagination dramatique, entre deux manières de traiter le caractère non unifié de son personnage décidément problématique : tantôt en termes synchroniques de tension, tantôt en termes diachroniques d’évolution.
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D’un côté, on peut en effet considérer qu’une forte tension existe entre les deux personnalités virtuelles d’Alidor qui font de lui un être intrinsèquement double, en accord avec une comédie elle-même tendue par cette contradiction : La Place Royale pourra alors être lue et entendue comme une école du sentiment et du désir, une école de l’amour envisagé dans sa disparate et ses contrastes, saturé de ses contradictions, un échantillonnage de l’art d’aimer. De l’ars amandi, Alidor associe en effet les deux composantes majeures et contradictoires : l’idée fixe et le caprice, la persistance et l’inconstance, d’où se déduit sa méfiance armée contre ce sentiment bifide et inquiétant. Alidor est un inconstant moins inconséquent qu’inquiet, sinon même angoissé. En ce sens, l’inconstance ne constitue pas tant chez lui une forme de l’amour qu’un antidote sciemment utilisé comme une garantie de sa liberté et une manière d’école de la volonté.
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On pourra alors considérer que Corneille renoue ici avec le dualisme ancien de l’amour charnel et de l’amour épuré, de la passion considérée alternativement ou contradictoirement comme une folle ardeur ou comme l’expression d’une générosité lucide et contrôlée. Voici quelques vers plus tardifs, en tête de sa comédie héroïque Pulchérie (1672), où il théorise cette distinction :
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Je vous aime, Léon, et n’en fais point mystère ;
Des feux tels que les miens n’ont rien qu’il faille taire,
Je vous aime, et non point de cette folle ardeur
Que les yeux éblouis font maîtresse du cœur,
Non d’un amour conçu par les sens en tumulte,
À qui l’âme applaudit, sans qu’elle se consulte,
Et qui, ne concevant que d’aveugles désirs,
Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs ;
Ma passion pour vous, généreuse, et solide,
A la vertu pour âme, et la raison pour guide,
La gloire pour objet, et veut sous votre loi
Mettre en ce jour illustre, et l’Univers, et moi[16].
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Les héros comiques de Corneille succombent d’ordinaire à la séduction de l’amour ; mais certains savent aussi mettre à l’épreuve la valeur de cette prise, de ce rapt qu’est la sentiment amoureux envahissant l’âme et le corps : ils s’entendent à y soumettre l’être aimé et à s’y mettre eux-mêmes à l’épreuve pour mesurer leur capacité d’y résister. Or, dans La Place Royale, ce que Corneille semble mettre à l’épreuve, c’est la valeur du sentiment amoureux lui-même, qui n’y résiste pas. Et pas davantage l’expérimentateur lui-même : victimes de cette épreuve, les deux protagonistes finiront solitaires, cloîtrés dans leur solitude. Comme si la pureté parfaite de l’expérience, celle d’un amour ravagé et fracassé sur un obstacle qui loge en lui-même, dans l’essence et le principe du sentiment amoureux, sans cause ni motif extérieurs, subissait la malédiction de sa pureté même : l’intériorisation de l’obstacle épuré de tout motif, de tout mobile, ne mène qu’au solipsisme du héros, épuisé dans l’aporie. S’aimant trop pour oser se donner, se donner à l’amour, Alidor s’abîme dans la caricature d’un cogito stérile : je fuis, donc je suis. Ainsi dessine-t-il la silhouette ombreuse et négative du protagoniste lumineux des tragédies héroïques de Corneille.
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Mais d’un autre côté, il n’est pas interdit de lire en termes dynamiques ce face-à-face avec l’amour, et d’y déceler la courbe d’une évolution, qui s’apparenterait à la conquête par le protagoniste d’un statut de héros paradoxal à partir de son personnage initial d’extravagant : ses stances finales ne résonnent-elles pas d’une vraie complexité de cœur et d’esprit, d’une sorte de défi héroïque qui transcende les disparités bizarres de sa conduite ? La comédie suivrait alors le cheminement hasardeux et sinueux d’une expérience de vie portant le personnage vers un statut héroïque par dépassement de son extravagance comique initiale. On pourrait interpréter son parcours comme une propédeutique paradoxale aux itinéraires non moins bousculés des héros tragiques à venir sur la scène de Corneille, une propédeutique à cette intériorité et cette subjectivité d’exception qui les caractérisera, ici conquise à partir d’une défroque d’extravagance bizarre et même incongrue, propre à donner à rire. Au terme extrême de la carrière de Corneille, pour des motifs tout différents, Suréna incarnera cette éthique et même cette mystique du renoncement dont les « Stances en forme d’épilogue » prononcées par Alidor au baisser du rideau de la comédie esquissent le thème tout en le traitant sur le mode héroïque et lumineux qui, trois ans plus tard, sera celui de Rodrigue dans les stances du Cid, elles aussi traitant d’un renoncement imposé à l’amour, en l’occurrence par l’exigence de l’honneur.
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Ce qui invite à lire La Place Royale comme une école du futur héros tragique cornélien, du premier d’entre eux au tout dernier : Alidor est une promesse.
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Patrick Dandrey
[1] Nous citerons l’édition originale du texte (Paris, A. Courbé, 1637) dans l’édition de Georges Couton, Œuvres complètes de Corneille, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol. T. I, 1980, p. 467-531.
[2] Voir Boris Donné, « D’Alidor à Alceste : La Place Royale et Le Misanthrope, deux comédies de l’extravagance », Littératures classiques, 2005/3, n° 58, p. 155 à 175.
[3] Sur ce concept, on nous permettra de renvoyer à notre article : « La comédie, espace “trivial”. À propos des Contens d’Odet de Turnèbe », Revue d’Histoire du Théâtre, 1984, n° 4, p. 323-340.
[4] Nous avons traité la question dans : Trois adolescents d’autrefois. Rodrigue (Le Cid), Agnès (L’École des femmes) et Hippolyte (Phèdre), Paris, H. Champion, « Essais-55 », 2021.
[5] Didascalie incise entre les scènes iv et v, p. 511.
[6] Didascalie placée en tête de l’acte IV, p. 507.
[7] La Place Royale, V, viii, v. 1575-1577, 1580-1581, 1590-1595, p. 530.
[8] Op. cit., p. 470-471.
[9] Ibid.
[10] C’est la situation de la Comedia famosa del Perro del hortelanode Lope de Vega (1618) : « Mais vous illustrez à merveille le conte du chien du jardinier. Embrasée de jalousie, vous ne voulez pas que je me marie avec Marcela, et, dès que vous voyez que je ne vous aime pas, vous recommencez à me faire perdre la raison et à me réveiller si je dors. » (Acte II, trad. Frédéric Serralta, Paris, Gallimard, Folio théâtre, octobre 2011)
[11] « …après avoir lu dans Aristote que la tragédie est une imitation des actions et non pas des hommes, je pense avoir quelque droit de dire la même chose de la comédie, et de prendre pour maxime, que c’est par la seule considération des actions, sans aucun égard aux personnages, qu’on doit déterminer de quelle espèce est un poème dramatique. […] Je tiens donc, et je l’ai déjà dit, que l’unité d’action consiste, dans la comédie, en l’unité d’intrique, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs, et en l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte. » Corneille, « Dédicace à M. de Zuylichem », Dom Sanche d’Aragon, éd. G. Couton citée, II, p. 551. Et Discours des trois unités d’action, de jour, et de lieu, même éd., III, p. 174.
[12] La Place Royale, éd. crit. Marc Escola, Paris, Flammarion, GF, 2001, p. 40-45.
[13] Nous en avons traité dans « Pierre Corneille : une dramaturgie de l’exception », Philologia (Studia Universitatis Babes-Bolyai), Cluj-Napoca, Roumanie, 2007-3, p. 5-18.
[14] C’est la thèse de notre essai : « Dom Juan » ou la critique de la raison comique, Paris, Honoré Champion, (1993), nlle éd., 2011.
[15] Éd. crit. de La Place Royale, Paris, Didier pour la STFM, 1962, p. xxiii.
[16] Corneille, Pulchérie. Comédie héroïque, acte I, sc. i, v. 1-12. Éd. G. Couton citée des Œuvres complètes, III, p. 1173.